Dans un sondage récent mené par l’ICC et Léger, les répondants ont dû répondre à la question suivante : « Si on compare à la période précédant la COVID-19, vous sentez-vous plus ou moins liés à votre famille, à vos amis, à vos collègues, à vos voisins, à votre communauté, à votre ville, à votre province, à votre pays? » Les réponses ont été mitigées. Dans l’ensemble, 29 % des Canadiens ont déclaré qu’ils se sentaient plus proches de leur famille, mais également moins proches de leurs ami·e·s et de leur communauté au sens large depuis le début de la COVID-19.
Ces résultats ont du sens, car un plus grand nombre de personnes restent à l’intérieur, passent plus de temps avec leur famille, et interagissent moins avec l’extérieur. Mais ils semblent également suggérer que la pandémie de COVID-19 a affaibli les liens sociaux qui unissent les Canadiens entre eux·elles, ce qui pourrait laisser des traces à long terme non seulement sur les individus, mais sur la société dans son ensemble.
Dans son livre Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, le politologue Robert D. Putnam, de Harvard, emploie le terme « capital social » pour décrire le processus par lequel des réseaux de personnes travaillent ensemble pour atteindre des objectifs communs ou poursuivre des intérêts communs. Putnam soutient que notre capacité et notre volonté de nous rassembler en groupes peuvent avoir un effet sur des choses comme l’engagement civique et la participation démocratique. Se rassembler est un moyen de créer la confiance, de renforcer les liens sociaux et de faire progresser les besoins de la communauté. Cela peut inclure la participation de groupes à des activités aussi diverses que les organisations de parents d’élèves, les églises ou les troupes de scouts.
Selon certaines mesures, le Canada s’en sort relativement bien dans ce domaine. Avant le début de la pandémie, un rapport de 2019 de la Banque mondiale a révélé que le Canada a fait bonne figure au chapitre du capital social par rapport à d’autres pays. Et les données de 2013 de Statistique Canada ont révélé que le capital social était demeuré relativement stable entre 2003 et 2013, 65 % des Canadiens ayant participé en tant que membres d’un groupe, d’une organisation ou d’une association, et près de la moitié ayant participé à des activités de groupe au moins une fois par mois.
Parallèlement, d’autres recherches ont montré que la solitude s’est accrue au Canada et que le taux de participation aux élections a également diminué depuis les années 1970, ce qui laisse entendre que les liens sociaux et l’engagement civique ne sont pas aussi forts qu’ils pourraient l’être.
En ce qui concerne la COVID-19, le capital social existant peut être un atout important pour les individus et les communautés. Des recherches ont montré qu’il est particulièrement bénéfique lors des catastrophes, car les réseaux sociaux deviennent plus importants lorsque nos vies sont mises à rude épreuve par des difficultés économiques, des maladies ou des perturbations généralisées.
Les récentes protestations peuvent indiquer un changement positif en ce qui concerne le capital social au Canada, puisque des milliers de personnes se sont rassemblées d’un océan à l’autre pour poursuivre l’objectif commun de combattre le racisme, la discrimination systémique et la violence policière. Malgré les risques associés au rassemblement de grands groupes pendant une pandémie, l’Organisation mondiale de la santé a apporté son soutien aux protestations. De nombreux responsables de la santé publique ont reconnu que les manifestations représentent une forme « essentielle » de rassemblement public. Elles sont directement liées au racisme structurel qui expose les groupes noirs, autochtones et racialisés à un risque accru pendant la pandémie, ce qui entraîne des taux nettement plus élevés d’infection et de décès liés à la COVID-19 dans ces communautés.
Ainsi, le capital social est à la fois tendu et plus ciblé en ce moment particulier, car les gens sont obligés de regarder les inégalités déjà présentes dans leur pays continuer à s’accroître. Frank Roberts, professeur à l’université de New York et expert des mouvements sociaux américains comme Black Lives Matter a déclaré à la BBC: « Vous avez une situation où tout le pays est en confinement et plus de gens sont à l’intérieur en train de regarder la télévision… plus de gens sont obligés de prêter attention – ils sont moins capables de détourner le regard,ils ont moins de distractions ». Dans un certain sens, c’est exactement ce dont il s’agit : détourner l’attention des individus pour la porter sur les systèmes sociaux et les besoins des groupes.
Une autre question posée dans le sondage ICC/Léger était de savoir si les Canadien·ne·s croyaient que la crise COVID-19 allait « rapprocher les diverses communautés du Canada ». Le sondage a révélé que les Canadiens étaient plus nombreux·ses à penser que la crise rassemblerait des communautés diverses (43 %) que ceux qui ne le pensaient pas (32 %), les autres se déclarant incertains. Les Canadiens de couleur étaient plus souvent d’accord avec cette affirmation que les Canadiens blancs, et les jeunes Canadiens étaient plus optimistes que les Canadiens plus âgés.
Les protestations répandues de St. John’s à Vancouver en faveur des mesures antiracistes peuvent être considérées comme une indication positive que le désir de se réunir pour poursuivre des objectifs communs reste fort chez les Canadiens. En attendant, grâce à des mesures de distanciation physique et à une forte adhésion aux règles de fermeture, les Canadiens ont réussi à aplatir la courbe des infections à la COVID-19 et le nombre de nouveaux cas dans le pays reste relativement faible.
Dans les mois – et peut-être les années – à venir, les communautés seront probablement confrontées à des défis encore plus importants, car les retombées économiques et les perturbations de notre vie quotidienne se poursuivent. Mais si les derniers mois sont une indication, nous avons de bonnes raisons d’espérer en ce qui concerne l’état du capital social au Canada.
La pandémie de COVID-19 a des répercussions disproportionnées sur les minorités ethniques, particulièrement chez les personnes noires et les Autochtones au Canada. Aux États-Unis, un nombre stupéfiant de données indiquent que les peuples noirs, autochtones et de couleur ont des taux plus élevés d’infection et de mortalité dues à la COVID-19. Or, le phénomène n’est pas encore bien cerné ici au Canada puisque les gouvernements s’acharnent à ne pas compiler les données de façon à distinguer les groupes ethniques.
Dans les dernières semaines, de nombreuses personnes plaident en faveur d’une collecte des données sur l’ethnicité dans le système de santé. Dans une lettre adressée au premier ministre Doug Ford, à la vice-première ministre, Christine Elliot et au médecin-hygiéniste en chef, David Williams, 192 organismes demandent au gouvernement ontarien de commencer à compiler des données raciales et sociodémographiques dans le contexte de la pandémie. « Nous ne pouvons aborder ce que nous ne pouvons mesurer et évaluer », expliquent les auteurs·trices de la lettre. « Nous ne pouvons pas lutter contre les inégalités en matière de santé dans la population et contenir efficacement la COVID-19 sans des données qui révèlent les lacunes à l’accès aux soins dans notre système ».
Depuis, le gouvernement de l’Ontario a ajouté une question sur la race et l’ethnicité posée aux patients atteints de la COVID-19. D’autres provinces, notamment le Québec et le Manitoba, ont annoncé des modifications semblables.
Mais alors, pourquoi donc ces données n’étaient-elles pas compilées dès le départ? Questionné sur la collecte de données raciales en avril dernier, le médecin-hygiéniste en chef de l’Ontario suggérait que la province devait adopter une approche « daltonienne » de la crise. « Toutes les personnes sont également importantes pour nous, peu importe leur couleur, leur ethnie ou leurs origines », explique le Dr Williams.
Si une approche de la pandémie non fondée sur la couleur laisse supposer un semblant d’égalité de traitement de prime abord, ces politiques « daltoniennes » risquent en fait de nous empêcher de nous attaquer à d’importants problèmes, parce qu’elles occultent les inégalités qui existent parmi les ethnies. Sans données raciales, les changements systémiques quant aux inégalités et aux politiques discriminatoires seront plus difficiles à réaliser.
Selon la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP), les données raciales pourraient jouer un rôle important dans la mise en œuvre d’un code des droits de la personne. La fiche de collecte de données de la CODP indique que « dans le contexte de la discrimination raciale, la collecte de données est un outil nécessaire et parfois essentiel pour déterminer s’il y a ou pourrait avoir atteinte à des droits en vertu du Code ou pour prendre des mesures correctives ».
Si aucun motif réglementaire n’explique le choix des gouvernements canadiens de ne pas compiler de données raciales, la population pourrait conclure que lutter contre le racisme en s’appuyant sur des données essentielles n’est simplement pas une priorité pour les autorités. « La discrimination n’est pas nécessairement dans ce que l’on fait. Elle se cache aussi parfois dans ce qu’on omet de faire, », a expliqué sur les ondes de CBC le Dr Kwame McKenzie, président et chef de la direction du Wellesley Institute et professeur titulaire au Département de psychiatrie de l’Université de Toronto. « Le fait que ces données n’aient pas été colligées jusqu’à maintenant peut passer pour de la négligence : tout le monde savait bien que nous devions recueillir cette information, mais cela n’était jamais mis en priorité ».
Les données raciales revêtent une importance particulière au Canada pour déboulonner le mythe persistant que le racisme n’existe pas au pays. Un sondage de Global News réalisé en 2019 révèle que près de la moitié des répondants sont d’avis que le racisme est un « problème mineur » ou « pas vraiment un problème » au Canada. Chose frappante, ce même sondage révèle des préjugés racistes bien ancrés chez la population canadienne; près de la moitié des répondants dit être « fortement en accord » ou « plutôt d’accord » avec l’énoncé suivant : « J’ai des pensées racistes à l’occasion, mais je n’en parlerais pas en public ».
En recueillant des données raciales sur la COVID-19 et d’autres problèmes, il sera d’autant plus difficile pour les Canadiens d’ignorer – ou de plaider l’ignorance – quant aux inégalités qui existent entre les différents groupes ethniques. Les données raciales dont nous disposons montrent déjà des inégalités importantes de revenu, tout comme un taux d’incarcération, d’expulsion d’établissement d’enseignement, d’insécurité alimentaire et d’itinérance plus élevé chez les personnes noires, autochtones et de couleur que dans la population canadienne blanche.
La qualité des données raciales ainsi que la manière de les colliger et de les utiliser doivent aussi être prises en considération. Par exemple, bien que certaines données aient été recueillies sur les communautés autochtones, on peut se questionner sur la fiabilité de ces dernières. Une recherche effectuée par le Yellowhead Institute montre des écarts entre le nombre de cas de COVID-19 calculé par Services aux Autochtones Canada (SAC) et le nombre rapporté par les communautés elles-mêmes. Au début mai, SAC rapportait 175 cas de COVID-19 dans les communautés autochtones alors que les données provenant des communautés elles-mêmes indiquaient que ce nombre était près de trois fois supérieur, soit 465 cas rapportés.
Ces écarts montrent bien que le Canada abandonne encore une fois ces communautés en ne fournissant pas de données raciales désagrégées, en n’assurant pas la coordination entre les gouvernements provinciaux et fédéral pour une collecte de données précises et en omettant de prendre en compte les nombreux Autochtones qui vivent hors réserves.
« Cette pandémie démontre, encore une fois, que le Canada ne se préoccupe pas du sort des peuples autochtones », écrivait Courtney Spike, analyste des politiques du Yellowhead Institute dans un article récent. « Ce problème est soulevé depuis longtemps par nos communautés et nous avons les données – ou plutôt, le manque de données – pour le prouver ».
La pandémie de COVID-19 marque un tournant dans la discussion sur la collecte de données et, dans la foulée des violences policières récentes et des manifestations antiracistes qui ont suivi, les défenseurs de la cause revendiquent maintenant une collecte de données raciales pour cet autre problème. Jusqu’à maintenant, l’on constate des progrès dignes de mention : en Ontario, le chien de garde des services policiers de la province commencera à recueillir des données raciales pour la première fois et Statistiques Canada colligera quant à lui des données raciales associées aux répercussions de la COVID-19 sur les taux d’emploi, entre autres mesures.
Toutefois, les gouvernements devront aller plus loin. Dans des pays comme les États-Unis, où des données raciales complètes sur les disparités ethniques en santé et d’autres domaines sont recueillies et généralement publiques, les communautés noires, autochtones et de couleur continuent néanmoins de subir des inégalités importantes. En encore, même lorsque des données sont recueillies, elles ne sont pas toujours publiées. Récemment, les données fédérales sur la répartition des cas de COVID-19 selon l’ethnie ont été rendues publiques après seulement que le New York Times ait poursuivi en justice les Centers for Disease Control and Prevention, les obligeant à publier ces données.
Nous savons déjà que les communautés noires, autochtones et de couleur au Canada sont confrontés à certains problèmes, notamment des logements inadéquats et des conditions de travail dangereuses en tant que travailleur·euse·s essentiel·le·s, ce qui explique pourquoi elles sont davantage frappées par la COVID-19. Puisqu’il s’agit d’une question de vie ou de mort, un véritable changement doit s’opérer rapidement : une collecte de données précises est la première étape.
Lors des interruptions causées par la pandémie de COVID-19, on a dit aux Canadiens de rester à la maison afin de réduire les taux d’infection. À la fin mars, alors que la pandémie commençait à s’installer dans le pays, le premier ministre Justin Trudeau a déclaré aux Canadien·ne·s, dans un discours télévisé, « rentrez à la maison et restez-y. »
Mais pour beaucoup, ces directives de santé publique se sont avérées plus difficiles à suivre. D’innombrables Canadiens continuent de lutter pour accéder à un logement sûr et abordable, ce qui les expose à un risque encore plus grand pendant la pandémie.
Le manque de logements abordables et les salaires peu élevés ont été au cœur des problèmes de logement au Canada. Près d’un Canadien sur cinq dépense plus de 50 % de son revenu sur le loyer et 53 % des Canadiens vivent d’une paie à l’autre.
Bien que les prix des loyers aient été revus à la baisse dans certaines villes pendant la pandémie, ils restent généralement élevés – en particulier dans les grands centres urbains comme à Toronto et à Vancouver. Cette réalité, combinée aux licenciements massifs liés à la COVID-19, fait courir aux Canadiens le risque d’une instabilité du logement.
Un soutien au revenu a été offert par l’entremise de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) et des subventions locatives ont été mises en place dans certaines provinces pour tenter d’alléger la pression sur les locataires, mais certains Canadiens passent encore entre les mailles du filet. Une étude réalisée en avril par l’organisation communautaire ACORN a révélé que sur les plus de 1 000 personnes interrogées, 42 % n’avaient pas droit à la PCU ni à l’assurance-emploi (AE) pendant la pandémie, et que plus d’un tiers des personnes ont déclaré qu’elles n’auraient pas assez d’argent pour payer leur loyer le 1er mai.
La COVID-19 a notamment touché les communautés autochtones, où la surpopulation et les logements inadéquats demeurent un problème de longue date. Un rapport de l’Institut urbain du Canada a constaté que, par rapport aux Canadiens de race blanche, un plus grand nombre de membres des Premières nations, des communautés métisses et des Inuits du Canada ont déclaré que la COVID-19 a eu une incidence majeure sur leur vie.
Cela n’est pas surprenant compte tenu des conditions de vie dans de nombreuses communautés autochtones. Selon le recensement de 2016, environ 23 % des membres des Premières nations vivent dans des logements surpeuplés. Pour les communautés Inuites vivant dans l’Inuit Nunangat (les quatre régions qui constituent le territoire de la majorité des Inuits au Canada), ce chiffre était d’un peu plus de 40 %. De nombreuses communautés n’ont pas accès à des sources fiables d’eau propre.
Si leurs besoins essentiels ne sont pas satisfaits, les communautés autochtones ne sont pas outillées pour se protéger contre les épidémies de COVID-19. Un rapport du Centre canadien de politiques alternatives sur les conditions de logement des populations autochtones lors de la COVID-19 a conclu que « demander aux gens de se laver les mains et de s’isoler dans des maisons surpeuplées sans eau courante, c’est comme demander aux gens qui n’ont pas les moyens de se payer du pain, de manger du gâteau ».
La pandémie de COVID-19 révèle la corrélation entre le logement et la santé, et comment le fait de jouir d’un lieu sûr qu’on appelle notre chez-soi peut protéger les individus et les communautés pendant les crises sanitaires. Bien que nous ayons tendance à considérer le logement et la santé comme deux questions distinctes, il y a des données probantes qui réfutent cette croyance. Les chercheur·cheuse·s ont constaté que le logement inadéquat était lié à un ensemble de choses comme l’asthme, la dépression et les taux de mortalité des personnes âgées.
L’approche « Logement d’abord », qui consiste à trouver des logements à des personnes en situation d’itinérance, reconnaît la corrélation entre le logement et la santé et a largement démontré son efficacité pour réduire, et dans certains cas – comme dans la ville de Medicine Hat, en Alberta. – pour éliminer carrément le sans-abrisme lorsque mise en œuvre de façon rigoureuse.
Pour les communautés autochtones, la définition de « Logement d’abord » est encore plus vaste et inclut les liens avec la communauté et la terre. Dans un rapport de l’Université de Winnipeg et de l’Institute of Urban Studies, les chercheur·cheuse·s ont examiné comment adapter les stratégies de Logement d’abord dans les communautés autochtones. Le rapport portait essentiellement sur la ville de Winnipeg, où l’on estime que 66 % de la population sans-abri est autochtone, et a formulé des recommandations basées sur des consultations avec les ancien·ne·s et les dirigeant·e·s de la communauté locale.
Un exemple de ce à quoi ces changements pourraient ressembler se situait à l’étape de l’admission : le rapport recommandait que les outils d’admission et d’évaluation typiques n’étaient pas appropriés aux contextes autochtones et que des processus d’admission trop cliniques et invasifs risquaient de traumatiser encore plus les individus. Dans l’ensemble, le rapport recommande d’adopter une vision plus holistique dans la lutte contre le sans-abrisme et, contrairement à l’individualisme soutenu par les stratégies typiques du programme Logement d’abord, souligne l’interdépendance des communautés.
Le lien entre la santé et le logement a également été mis en évidence dans le rapport. « Pour les peuples autochtones sans abri », le rapport indique que « l’accès à un logement culturellement adapté, approprié et abordable contribue directement à l’amélioration de la santé, du bien-être et de la stabilité ».
Bien que la plupart des réponses aux crises du logement et de la santé au Canada aient été globalement inadéquates, la pandémie de COVID-19 a présenté quelques exemples positifs de la manière dont le sans-abrisme peut être traité lorsque les gouvernements choisissent de donner la priorité aux questions de logement. À Toronto, la ville a libéré environ 1 200 chambres d’hôtel pour les gens en maisons d’hébergement, et dans certains cas, la pandémie a facilité et accéléré le processus de recherche de logement.
Un sentiment d’urgence similaire pourrait être appliqué au monde post-COVID-19, affirment les défenseur·euse·s. Naheed Dosani, un médecin qui travaille avec les populations sans-abri, a affirmé dans Policy Options que la pandémie a montré que des politiques nouvelles et transformatrices sont possibles en matière de sans-abrisme.
« Lorsque nous aurons surmonté cette crise, sommes-nous prêts à repousser les gens là où ils étaient, dans les rues et les maisons d’hébergement », écrit Dosani. « Ou sommes-nous prêts à accepter que la solution au problème des sans-abri est entre nos mains? Nous avons juste besoin de la volonté morale et politique pour y parvenir. »
La COVID-19 a entraîné l’imposition d’amendes pour les infractions aux mesures de distanciation physique de distanciation partout au pays. En mai 2020, les amendes sanctionnant les manquements liés au coronavirus totalisent plus de 5,8 millions de dollars. Certaines amendes, comme celles infligées en Saskatchewan, atteignent jusqu’à 2 000 $, tandis que d’autres provinces, en l’occurrence Terre-Neuve-et-Labrodor, certaines transgressions peuvent être assorties d’une peine d’emprisonnement.
Pour ces motifs, les personnes défendant la cause des communautés marginalisées ont tiré la sonnette d’alarme dès le début en insistant que l’application des mesures de distanciation physique pourrait nuire aux groupes marginalisés, y compris les groupes économiquement faibles, les sans-abri qui ne sont pas en mesure de payer les amendes, les nouveaux Canadiens aux prises avec des barrières linguistiques ainsi que les membres des communautés noires qui sont disproportionnellement touchés par la brutalité policière.
À Ottawa, un réfugié syrien de 21 ans aux connaissances linguistiques limitées en anglais a écopé d’une amende de 880 $ pour avoir laissé un membre cadet de sa fratrie grimper sur une installation dans un terrain de jeux tout en respectant les règles de distanciation physique. À Hamilton, un sans-abri s’est vu frappé d’une amende du même montant parce qu’il était assis près d’un groupe de personnes à l’extérieur d’un centre de santé.
D’ailleurs, les preuves laissent supposer une inéquitabilité quant à l’imposition des amendes. À la fin du mois de mai, des milliers de personnes, dont la plupart semblait être de race blanche, se sont réunies au Trinity Bellwoods Park à Toronto. Bien que ces milliers de personnes se rendant au parc se trouvaient très les unes des autres, le service de police de Toronto n’a remis que quatre amendes au cours de la journée.
Les disparités au regard de la répartition des amendes liées à la distanciation physique sont plus grandes aux États-Unis où les données fondées sur la race au chapitre des services de police sont criantes. À New York, les gens de race noire environ 80 % des amendes ont été remises à des New Yorkais de race noire ou latinophones. Selon une étude de ProPublica menée dans trois cours de districts en Ohio, les résidents de race noire étaient « au moins quatre fois plus susceptibles d’être accusés d’avoir enfreint la consigne de rester à son domicile que les résidents de race blanche. »
Au Canada, le problème des pratiques d’intervention policière excessive et discriminatoires à l’endroit de la population canadienne de race noire existe depuis fort longtemps. L’exemple récent du recours aux politiques visant à « carter » injustement les personnes noires par les services de police à Toronto illustre ce problème.
Les politiques visant à « carter », qui ont depuis été abolies, conféraient aux policiers le droit d’arrêter et d’interroger tout citoyen de même que de recueillir leurs renseignements personnels. Les Torontois de race noire ont subi de mauvais traitements en raison de ces politiques. Une analyse de 2014 présentée par le Toronto Star a révélé que malgré le fait que les personnes de race noire ne représentent que 8 % de la population de la ville, environ 27 % de tous les incidents où un individu a été carté à Toronto après juillet 2013 visait des gens de race noire.
D’ailleurs, exiger les preuves d’identité d’une personne ne constitue qu’un des nombreux moyens dont les corps policiers se servent pour cibler les Canadiens de race noire. Un rapport de 2018 de la Commission ontarienne des droits de la personne a établi qu’« Entre 2013 et 2017, les personnes noires étaient près de 20 fois plus susceptibles que les personnes blanches d’être abattues lors d’une fusillade par des agents du service de police de Toronto. » Le rapport montre également « une surreprésentation des personnes noires dans les cas de recours à la force ayant causé des blessures graves ou la mort (28,8 %), des fusillades (36 %), des cas d’interaction mortelle (61,5 %) et des cas de fusillade mortelle (70 %). »
L’application des mesures de distanciation physique imposée par le gouvernement de l’Ontario permet aux membres des forces policières d’arrêter toute personne qui, d’après leur jugement, enfreint les mesures d’urgence liées à la COVID-19, ce que l’Association canadienne des libertés civiles compare aux pratiques visant à carter. « Il s’agit, dans le meilleur des mondes, de mesures imprudentes et dangereuses. Au bas mot, ces mesures peuvent être perçues comme la réapparition des politiques visant à carter la population afin d’enrichir une base de données avec les renseignements personnels des habitant·e·s de cette ville, en particulier les personnes issues des minorités visibles, les Autochtones, les sans-abri, les personnes atteintes de troubles mentaux ou marginalisées » a écrit la directrice du programme de l’égalité de l’organisme, Noa Mendelsohn Aviv.
Quoique les communautés noires font l’objet de zèle de la part des corps policiers, leurs membres manquent cruellement de ressources et gagnent un faible revenu, alors que plusieurs d’entre eux occupent des emplois peu rémunérés (fournissant en grande partie des services dits maintenant « essentiels ».). Étant donné qu’ils sortir de chez peux, ils augmentent leurs chances de croiser les services policiers.
Toute interaction avec les corps policiers peut s’avérer risquée, mais la pandémie accroît ce risque, car elle met les individus en contact étroit avec des agent·e·s ayant possiblement contracté la maladie. Les services de police de Toronto et de partout au Canada ont recensé des agent·e·s ayant été déclarés positifs à la COVID-19. À New York, on a répertorié 1 400 cas parmi le personnel du NYPD.
Non seulement de telles mesures sont dangereuses et racistes, les criminologues doutent de l’efficacité des amendes concernant l’application des mesures de distanciation physique, affirmant que celles-ci sont trop fondées sur la délation plutôt que la modification des habitudes des gens. En tout état de cause, les experts conviennent que des tests à grande échelle et la recherche des contacts constituent la meilleure solution pour freiner la propagation de la COVID-19, et non le ciblage inéquitable des groupes marginalisés.
La main-d’œuvre en santé du Canada a été frappée de plein fouet par la pandémie : plus de 3 600 travailleurs de la santé ont été testés positifs jusqu’à maintenant. Très tôt, l’on savait que la COVID-19 exercerait une forte pression sur le système de santé, ce qui a forcé les décideur·euse·s à envisager de nouvelles mesures pour accroître leurs effectifs médicaux. L’une de ces mesures a été l’introduction d’un certificat permettant aux médecins formés à l’étranger, mais ne possédant pas de permis d’exercer au Canada, de pouvoir pratiquer temporairement en Ontario sous certaines conditions strictes.
Cette nouvelle politique autorisant d’exercer de façon temporaire sur obtention du permis temporaire de pratique permet à l’Ontario de piger dans le bassin de diplômés internationaux·ales en médecine (DIM), qui, dans bien des cas, ne sont actuellement pas autorisé·e·s à travailler dans leur domaine. (Les DIM comprennent également les citoyens canadiens qui ont étudié à l’étranger.) Une mesure semblable prise en Colombie-Britannique permet aux médecins formés à l’étranger de pratiquer pendant la pandémie.
Or, ces nouvelles mesures mettent en lumière les difficultés auxquelles font face depuis belle lurette les médecins formés à l’étranger lorsqu’il·elle·s tentent d’obtenir leur permis en règle pour exercer au Canada. En Ontario seulement, on compte 13 000 médecins formés à l’étranger qui sont actuellement incapables de travailler dans leur domaine, selon les statistiques de ProfessionsSantéOntario. Ces nouvelles mesures visent à utiliser le potentiel inexploité de ces DIM, mais elles soulèvent également la question : pourquoi le Canada n’avait-il pas déjà embauché cette main-d’œuvre?
Pour qu’un·e DIM obtienne sont plein droit de pratique en Ontario, il ou elle doit avoir obtenu son diplôme d’études en médecine dans l’une des universités reconnues dans le World Directory of Medical Schools, passer une série d’examens écrits et pratiques, puis faire sa résidence complète. Les diplômés canadiens aussi doivent passer par un processus semblable, mais il s’avère que les DIM se butent parfois à de plus nombreux obstacles sur leur chemin.
L’un des principaux obstacles que rencontrent les DIM se dresse lors de la phase de résidence. Les provinces réservent un nombre limité de places de résidence pour les DIM – bien moindre que le nombre de demandes – ce qui crée un engorgement de postulant·e·s qualifié·e·s et rend difficile le passage à l’étape suivante dans le processus de qualification au permis de pratique.
« Je comprends que le système de santé investisse dans nos diplômés canadiens », indique Deidre Lake, directrice générale de l’Alberta International Medical Graduates Association (AIMGA). « Mais ces DIM arrivent au pays avec une formation et une expérience que nous n’avons même pas payée et en ce sens, c’est vraiment une économie… Malgré tout, nous leur réservons un nombre limité seulement de places ».
« Je crois qu’il faut maintenant nous poser la question : Les places de résidence ne devraient-elles pas revenir aux personnes qui apporteront la plus grande contribution et les DIM ne devraient-ils pas avoir une chance équitable de faire une demande de résidence, au même titre qu’un diplômé canadien? »
Même après la pandémie, le Canada pourrait régler le problème de manque de médecins en exploitant cette réserve de diplômé·e·s internationaux·ales en médecine, qui n’attendent que de pouvoir aller sur le terrain. Le Canada figure actuellement au 25e rang parmi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour le ratio de médecins dans la population, soit 2,8 médecins pour 1000 habitants. L’Autriche, qui arrive au premier rang, détient presque le double, soit 5,2 médecins pour 1 000 habitants.
Le Canada a également des temps d’attente plus longs pour les rendez-vous avec un spécialiste et à l’urgence comparativement aux autres pays industrialisés, et accuse une pénurie de médecins de famille dans certaines provinces, ce qui pourrait s’expliquer par le manque de médecins, selon un rapport de 2018 de l’Institut Fraser.
La tendance actuelle indique que nous verrons « une faible augmentation du ratio médecin-population » seulement, entre maintenant et 2030. Or, si l’on tient compte du taux actuel d’intégration des DIM dans le système de santé, « le ratio n’augmentera que de 2,74 par millier d’habitants en 2015 à 2,97 en 2030 », une faible augmentation, indique le rapport.
En plus des problèmes relatifs aux politiques, il semble exister des préjugés défavorables envers les DIM, ce qui pourrait aussi constituer un obstacle à celles et ceux qui souhaitent pratiquer au Canada. Une étude publiée dans le journal médical Le médecin de famille canadien révèle que même si les DIM immigrants avaient en général plus d’années de formation et d’expérience clinique, « une proportion relativement plus élevée de DIM canadiens » réussissaient à obtenir une place pour leur résidence.
Qui plus est, le nombre limité de DIM immigrant·e·s qui finissent par être acceptés dans les programmes de résidence sont plus susceptibles de vivre de la discrimination sur la base de leur origine que leurs pairs canadiens. Une étude de 2011 sur les comportements discriminatoires subis par les résidents en médecine de famille en Alberta a révélé qu’« une proportion considérablement plus grande de DIM immigrants ont perçu que leur origine ethnique, leur culture ou leur langue » était la cause de la discrimination qu’ils et elles vivaient, la plupart du temps sous forme de « commentaires verbaux inappropriés ».
Tout semble donc indiquer que les DIM rencontrent des embûches en raison de leur origine ou du pays où elles et ils ont étudié. Or, il appert qu’une diversité d’expérience dans le système de santé aurait de nombreux effets positifs. De fait, des DIM ont su exploiter leurs compétences interculturelles et multilingues pendant la pandémie de COVID-19, y compris parmi celles et ceux qui n’ont pas obtenu leur permis temporaire. L’AIMGA a rassemblé des vidéos, de la documentation écrite et des séances d’information virtuelles sur la COVID-19, traduites dans plusieurs langues par un groupe diversifié de plus de 1000 membres provenant de plus de 80 pays.
L’Association a aussi aidé les services de santé de l’Alberta en rassemblant 500 travailleur·euse·s d’une usine d’emballage de viande aux prises avec une éclosion de COVID-19 pour leur transmettre plus d’information concernant le virus. Du personnel, 60 % étaient des travailleur·euse·s des Philippines; ces personnes ont reçu l’information grâce à 4 membres philippin·e·s de l’AIMGA, qui ont pu leur expliquer dans leur langue maternelle les risques et les symptômes associés à la COVID-19.
« Les bénévoles se sont porté·e·s volontaires pour cette tâche, parce que la médecine et le désir d’aider les autres sont leur passion, explique Deidre Lake, particulièrement en temps de crise sanitaire. C’est difficile à ignorer ». « C’est vraiment préjudiciable pour les personnes, la communauté et la société lorsque l’on a des gens hautement qualifiés qui ne peuvent mettre à profit leurs compétences et leurs connaissances », déplore-t-elle.
Maintenant, est-il juste de demander aux DIM de se mettre en danger pendant une pandémie sans leur permettre de pratiquer à long terme? En Ontario, 76 médecins ont contracté la COVID-19 jusqu’à maintenant et le système de santé de la province continue de composer avec des centaines de nouveaux cas par jour; la pression sur les médecins de l’Ontario devrait donc s’accentuer encore.
Entre-temps, un nombre important de DIM – dont certains sont spécialisés ou ont une expérience de terrain pertinente en contexte pandémique, par exemple en ventilation ou en maladies infectieuses – languissent, sans emploi ou sous-employés.
« Nous avons des membres qui travaillent comme chauffeurs pour Uber, qui travaillent comme préposés aux bénéficiaires ou comme agents de sécurité… Ce n’est certainement pas ce que ces gens avaient en tête lorsqu’elles et ils ont choisi d’immigrer au Canada », s’attriste Mme Lake. « Ça brise vraiment le cœur de voir notre pays laisser de côté toutes ces compétences et cette expérience ».