John Ralston Saul, cofondateur et coprésident de l’Institut pour la citoyenneté canadienne
19 septembre 2018
Initialement paru en anglais dans The Globe and Mail.
Un dictionnaire est un énoncé politique. Cela l’a toujours été. Tous les dictionnaires le sont. Mais ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Cela dépend de l’objectif du dictionnaire, de sa finalité. Car il faut en connaître la finalité.
Pourquoi avons-nous besoin aujourd’hui d’un dictionnaire qui s’intéresse au vivre-ensemble? À la manière dont nous tâchons de vivre ensemble, dont nous échouons à vivre ensemble, dont nous découvrons qu’il est possible de vivre ensemble?
C’est à mon sens le sujet le plus ambitieux auquel nous nous attachons, mais un sujet pour le moins confus.
Que peut faire un dictionnaire? Réfléchissons à ce que les dictionnaires ont apporté, dans leur forme moderne. Le grand Dictionnaire français du XVIIe siècle était destiné à établir une langue d’élite, celle du pouvoir centralisé à Paris. Pendant des années, il a joué un rôle déterminant pour faire du français la langue de la diplomatie internationale. Nous pouvons aussi citer le Webster’s de 1828, pensé comme un formidable outil d’instruction. Le Webster’s était le pendant intellectuel des documents fondateurs du peuple des États-Unis, faisant écho au mouvement des Lumières – la Déclaration d’indépendance, la Constitution et la Déclaration des droits. Rien à voir avec le recueil d’américanismes qu’il représente aujourd’hui. Ou le Deutsches Wörterbuch des frères Grimm – pas les contes – dont l’apparition remonte à 1858 et qui a été fondamental dans l’idée d’une Allemagne unifiée. Ces trois dictionnaires ont en commun un même fil rouge : ils ont été rédigés pour démontrer une certaine exception française, américaine ou allemande.
Qu’en est-il de l’Oxford? Son apparition ne remonte qu’à 1884. C’est le dictionnaire qui a l’ambition la plus universelle. Il était et reste la démonstration suprême de l’exceptionnalisme, l’argument de l’Empire britannique selon lequel l’anglais, la langue internationale, a bel et bien une capitale.
Notre dictionnaire est un tout autre type de projet, à l’ambition beaucoup plus modeste, pour le moins que l’on puisse dire! Son objectif est tout le contraire de l’exceptionnalisme : il vise à établir une stratégie et à développer un nouveau discours international, qui est plus que jamais nécessaire.
Pourquoi? Parce que, de mémoire d’homme, nous n’avons pas encore eu à faire à tant d’immigrant·e·s, de réfugié·e·s et de personnes apatrides que cela, ce qui est d’ailleurs révélateur de l’échec des politiques mondiales en place. Or, lorsque quelqu’un suggère des solutions humanistes à ces situations – la citoyenneté, par exemple, ou bien l’accueil de la diversité ou l’encouragement de l’appartenance – il semble que cela provoque une affreuse panique et de la confusion. Et c’est le cas pratiquement partout sur la planète.
Bien sûr, il existe des explications et des justifications. Et une grande part de cette crise est effectivement liée à l’échec des politiques mondiales actuelles s’agissant de répondre aux besoins humains, qu’ils soient financiers ou sociétaux. Chose encore plus grave, ces politiques nous forcent à renier l’imagination et les émotions humaines.
Il en résulte clairement une confusion croissante sur le sens de ce que nous disons lorsque nous parlons de relations humaines, et ce, même au Canada, peut-être le seul pays à afficher un consensus en faveur de la diversité. Nous faisons face à un manque de clarté quant à la manière de décrire ce qui fonctionne ou ce que nous tentons de faire. Quels termes utiliser, quelles phrases, quels concepts, quels arguments? Certes, la diversité est vue comme un phénomène positif, mais le consensus est cependant fragile. Le vocabulaire est limité, terriblement limité. On insiste beaucoup sur la dimension émotionnelle, sur le fait de bien s’entendre les un·e·s avec les autres, ce qui est une bonne chose. Sauf que les émotions peuvent facilement se renverser, si elles ne sont pas fermement rattachées à des idées et à des concepts.
La chose la plus positive à se dire, c’est que la situation est probablement pire ailleurs.
Par exemple, comment se fait-il que le mot « migrant·e » soit devenu le terme officiel employé partout pour décrire une personne qui change de pays, y compris les réfugié·e·s et les immigrant·e·s? Après tout, le sens de ce mot est clair : un·e migrant·e est une personne qui vient, puis repart. Mais les immigrant·e·s, tout comme la majorité des réfugié·e·s, ne repartent pas. Ainsi, l’emploi abusif de ce mot est d’une certaine manière intentionnel, destiné à propager un mensonge : ceux et celles qui viennent repartiront, ou devraient le faire.
Ou encore, en français, comment le mot « voile » en est-il venu à décrire tous les types de couvre-chefs? C’est purement politique, car nous connaissons la vraie signification de ce mot : un voile couvre le visage; un foulard couvre les cheveux. Ce n’est pas la même chose. La définition actuelle laisse entendre que des millions d’immigrantes portent un voile, alors que ce n’est pas le cas.
Il existe de nombreuses façons de lutter contre l’amplification de ce phénomène de confusion et de crainte. Pour commencer, il nous faut limiter les préjugés intentionnels dans notre langue, combattre les affirmations trompeuses. Il nous faut un vocabulaire équilibré, une langue qui n’ait pas pour but de susciter la confusion et la crainte d’autrui.
Nouveau projet de l’Institut pour la citoyenneté canadienne, le Dictionnaire 6 Degrés se veut un outil pour favoriser l’inclusion. Consulter le Dictionnaire 6 Degrés.
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