L’intervention du Canada relativement à la pandémie de COVID-19 est loin d’être parfaite, mais certains éléments jouent en notre faveur : de solides services publics comme le régime de soins de santé universel, un filet social sous la forme de paiements de PCU et une moins grande politisation du port du masque et des mesures de distanciation physique que chez nos voisins du sud. Or, ces services sociaux qui ont protégé les Canadien·ne·s pendant la pandémie ne sont pas garantis et le financement du secteur public est perpétuellement menacé, notamment en matière de santé et d’éducation. Dans l’avenir, le Canada devra réfléchir à ses priorités financières, afin de rester prêt à d’autres crises imprévues, même lorsque la pandémie sera derrière nous.

Dans les dernières années, les coupes budgétaires en santé se sont répétées dans certaines provinces, dont l’Ontario et l’Alberta. En 2019, le gouvernement ontarien a publié un plan qui comprenait des compressions dans les dépenses en soins de santé ainsi que des mesures de privatisation, des choix qui, selon les détracteurs, allaient augmenter l’engorgement dans les hôpitaux et réduire la capacité de donner des soins aux patients. Ces compressions ont été imposées après plusieurs décennies de statu quo dans le secteur de la santé de la province; en 2019, l’Ontario disposait de 30 000 lits d’hôpitaux, soit le même nombre qu’en 1999, et ce, malgré une augmentation de population de 27 pour cent.

Des coupures dans l’éducation publique ont aussi été observées. À la lumière de la grande désinformation qui a circulé concernant le virus au cours des six derniers mois, la capacité de pensée critique, la littératie médiatique et l’éducation en science que l’on enseigne aux enfants dans les écoles sont des compétences plus importantes que jamais et ne devraient jamais être tassées du revers de la main. Malgré tout, en Alberta, les budgets destinés à l’éducation ont récemment été amputés dans le cadre de coupures massives élargies dans le secteur public de cette province. Ces coupures ont entraîné la perte d’environ 1 400 postes d’enseignant·e·s à temps plein, alors que les écoles doivent piger dans leurs économies pour payer tous les coûts relatifs à la COVID-19.

Investir dans les ressources qui nous sont les plus précieuses – les services de soins de santé, qui sont assez réactifs pour répondre à une crise majeure de santé publique, les campagnes d’éducation visant à lutter contre la désinformation et le revenu minimum garanti, pour éviter que les Canadien·ne·s ne se retrouvent dans la pauvreté, sans égard à leur emploi – ne sont que quelques-unes des mesures que peut prendre le Canada pour se préparer à un futur post-pandémie.

Réciproquement, le financement de services qui ne servent aucun objectif de santé, de sécurité et d’égalité devrait être reconsidéré. L’appel des sympathisants du mouvement Black Lives Matter à réaffecter le financement des services de police à d’autres services publics, par exemple aux travailleur·euse·s sociaux·ales, aux équipes d’intervention en santé mentale et aux services de consultation en toxicomanie, en est un exemple. Dans de nombreuses villes du Canada, les forces de l’ordre constituent souvent le poste budgétaire le plus élevé dans les finances municipales, et ce, malgré un lourd passé de violence policière contre les Canadien·ne·s racialisé·e·s, particulièrement les Noir·e·s et les Autochtones. Réaffecter ces fonds à d’autres services qui profitent davantage à la communauté dans son ensemble serait un pas dans la bonne direction.

Si certaines projections scientifiques s’avèrent, la pandémie de COVID-19 pourrait n’être qu’un exemple de crises similaires dans le futur. Anthony Fauci et David Morens, deux voix fortes sur la COVID-19 du National Institute of Allergy and Infectious Diseases, aux États-Unis, ont récemment publié un article dans le journal Cell expliquant pourquoi le nouveau coronavirus risque d’être le point de départ d’une nouvelle ère pandémique causée par la dégradation environnementale et la mondialisation. « Nous demeurons à risque dans un futur prévisible. La COVID-19 constitue l’un des signaux d’alerte les plus évidents du dernier siècle », écrivent-ils. « Cela devrait nous forcer à penser sérieusement et collectivement à vivre en plus grande paix et harmonie créative avec la nature, même dans un contexte où l’on se prépare aux surprises inévitables et toujours inattendues de la nature ».

Au cours de cette pandémie, de nombreux·euses Canadien·ne·s ont acquis une nouvelle perspective, que ce soit en se joignant à des manifestations ou en constatant l’interconnexion entre différentes politiques et pratiques dommageables sur le plan social, comme la violence policière, la discrimination, la désinformation et l’inégalité dans les soins de santé. La réalité post-pandémie au Canada devrait tenir compte de ces prises de conscience, et cela commence en révisant nos priorités financières.

La COVID-19 a mis en lumière certaines des inégalités flagrantes qui existent au Canada en matière d’accès aux soins de santé. Les disparités qui caractérisent les déterminants sociaux de la santé comme le logement, l’alimentation, l’éducation et les niveaux de revenu empêchent la mise en place d’un système de soins de santé véritablement équitable. Parmi les personnes les plus touchées par ces inégalités comptent les Canadiens et Canadiennes racialisés, notamment les Noirs et les Autochtones.

Même lorsque les PANDC peuvent accéder aux soins dont ils ont besoin, ils se heurtent à un autre obstacle : le racisme ancré dans le système de santé, lié à un passé colonial, qui a des répercussions significatives sur le diagnostic, le traitement et la qualité des soins qu’elles reçoivent.

On n’a qu’à penser à la série d’incidents en Colombie-Britannique, signalés pour la première fois en juin dernier, impliquant des médecins et infirmières qui se sont livré à un « jeu » pour deviner le taux d’alcool dans le sang des patients autochtones reçus aux urgences. Ces situations ont entraîné l’ouverture d’une enquête et une condamnation de la part des groupes autochtones. Calqué sur l’émission télévisée « The Price is Right », le jeu consistait pour les participants, en l’occurrence le personnel soignant, à essayer de deviner le taux d’alcool exact des patients.

Un autre exemple est celui du décès en 2008 de Brian Sinclair, un Autochtone arrivé aux urgences d’un hôpital de Winnipeg, où il a été ignoré par le personnel pendant 34 heures jusqu’à ce qu’il finisse par succomber à une infection urinaire. Des employés de l’hôpital ont déclaré qu’ils pensaient que Brian Sinclair était ivre et qu’il « se reposait » dans la salle d’attente. En 2017, un groupe de médecins et d’universitaires a publié un rapport concluant que la mort de M. Sinclair était attribuable au racisme dont il a été victime en tant qu’Autochtone.

Ce ne sont là que deux des nombreux exemples de racisme antiautochtone enraciné dans notre système de santé et qui empêche les Autochtones d’accéder à des soins équitables. C’est ce racisme qui fait hésiter certains patients autochtones à se rendre dans une clinique ou à l’hôpital. D’ailleurs, un rapport de l’Institut Wellesley de 2015 a révélé que le racisme dans le système de santé « est si omniprésent que les gens élaborent des stratégies pour se prémunir contre le racisme avant de se rendre aux urgences ou, dans certains cas, évitent tout simplement de se faire soigner. »

Pour résoudre le problème du racisme ancré dans le système de santé, il faut, entre autres, accroître la diversité dans la profession médicale, notamment en faveur des médecins noirs et autochtones. Les écoles de médecine ont mis du temps avant de faire de la diversité une priorité, mais en 2019, les 17 écoles de médecine du Canada ont mis en œuvre un plan pour stimuler le recrutement d’étudiants autochtones en réponse aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation.

Les Canadiens et Canadiennes noirs déclarent également être victimes de racisme dans le système de santé, et ne se sont jamais vus représentés parmi les médecins qui leur prodiguent des soins. Toutefois, des signes de changement existent : l’Université de Toronto rapporte un nombre record d’étudiants noirs admis au programme de médecine générale de sa Faculté de médecine pour le trimestre d’automne 2020.

« Il est important d’avoir plus de médecins noirs, car nous ne participons pas à la communauté médicale à la hauteur de notre poids démographique . Nous ne sommes pas représentés dans les soins de santé ou dans les équipes de direction dans les mêmes proportions que dans la société, principalement en raison des répercussions sociales complexes du racisme antinoir systémique », a déclaré dans une entrevue récente Onye Nnorom, médecin de famille et cheffe du dossier de la santé des Noirs à la Faculté de médecine de l’Université de Toronto. « Il faut faire plus : le nombre de médecins noirs en Ontario devra doubler pour être proportionnel à la population noire de la province », a-t-elle ajouté.

Selon l’organisme Black Physicians of Canada, la diversité dans la profession médicale a également pour effet de mieux servir les populations noires, car « les patients noirs sont plus susceptibles de se sentir à l’aise avec des médecins noirs et plus enclins à observer certaines mesures préventives prescrites par des médecins noirs ». Les médecins noirs sont également plus enclins à travailler dans les communautés noires, où les taux de certaines maladies chroniques ont tendance à être plus élevés et où les obstacles aux soins sont plus importants.

En même temps, les médecins noirs et autochtones, contrairement aux autres médecins, peuvent faire face à plusieurs obstacles, notamment les préjugés sur le lieu de travail, le manque de possibilités de mentorat et les obstacles à l’avancement – autant de facteurs susceptibles de rendre la pratique de la médecine plus difficile.

La résolution du problème du racisme dans le système de santé nécessitera une approche pluridimensionnelle et globale. D’autres solutions pourraient consister à améliorer la collecte de données fondées sur la race, à permettre aux médecins ayant une formation médicale étrangère d’obtenir un permis de travail au Canada, et à sensibiliser les personnes travaillant dans le domaine médical à l’histoire complexe de la colonisation au Canada. Pour un avenir véritablement équitable, même après la pandémie de la COVID-19, le Canada devra accepter ces changements et s’engager à adopter des pratiques antiracistes dans son système de santé à tous les niveaux.

La pandémie de COVID-19 a contraint plusieurs Canadiens à réfléchir sérieusement à quelques conditions de vie tenues pour acquises, notamment disposer d’un endroit sécuritaire où se réfugier, de l’accès aux services de soins de santé et même de la possibilité de se procurer des aliments sains étant donné la pénurie de denrées attribuable aux achats effectués sous l’emprise de la panique au début de la pandémie.

Selon de récents rapports, malgré la stabilité des chaînes d’approvisionnement alimentaire et le réapprovisionnement des tablettes jusqu’à présent, nombre de Canadiens peineront à acheter de la nourriture puisque le problème de l’insécurité alimentaire s’amplifiera. Certes, l’enjeu des personnes ne mangeant existe depuis toujours au Canada, mais le nombre de celles-ci en ce contexte de pandémie de COVID-19.

Statistique Canada a remarqué dans une étude menée en mai que près d’un Canadien sur sept a déclaré vivre une situation d’insécurité alimentaire à la maison, ce qui représente une augmentation comparativement à une personne sur huit entre 2017 et 2018, soit avant la pandémie. Santé Canada définit l’insécurité alimentaire comme suit : « […] l’incapacité de se procurer ou de consommer des aliments de qualité, ou en quantité suffisante […] [et elle] est souvent liée à une incapacité financière d’assurer une alimentation adéquate. »

Le problème de l’insécurité alimentaire connexe à la COVID-19 pourrait s’amplifier. En effet, les spécialistes affirment que le prix des aliments est susceptible de connaître une autre hausse vu que les coûts inhérents à la pandémie (p. ex. les EPI et les mesures de distanciation physique) obligent les fournisseurs de produits alimentaires à gonfler leurs prix.

En fait, à l’avenant de bien d’autres répercussions de la pandémie, l’insécurité alimentaire touchera le durement, entre autres, les groupes racialisés et les ménages à faibles revenus. Au Canada, les ménages noirs courent trois fois plus de risques de vivre dans l’insécurité alimentaire que les ménages blancs. En outre, d’après l’Étude sur l’Alimentation, la Nutrition et l’Environnement chez les Premières Nations de 2019, près de la moitié des familles des Premières Nations au Canada peinent à se nourrir assez.

Les nouveaux arrivants au Canada se trouvent également en situation de vulnérabilité. D’ailleurs, une étude de 2019 portant sur la présence du phénomène de l’insécurité alimentaire au sein des nouveaux immigrants et les enfants réfugiés en Saskatchewan a révélé que la moitié de ces ménages luttaient contre l’insécurité alimentaire. En général, les sources des difficultés éprouvées par ces nouvelles familles arrivantes comprenaient les niveaux de faible revenu, les dépenses connexes aux médicaments sur ordonnance et aux produits d’hygiène qui amputaient le budget alloué à la nourriture de même que l’obligation de rembourser les prêts de transport consentis par le gouvernement couvrant le voyage des réfugiés depuis l’étranger jusqu’au Canada.

À présent, l’incidence économique de la COVID-19, ressentie par l’ensemble de la population canadienne, pourrait ébranler gravement la sécurité alimentaire d’un bout à l’autre du pays. Les données de Statistique Canada démontrent que les Canadiens se retrouvant sans travail en raison de la fermeture d’entreprise ou d’une mise à pied sont plus susceptibles à faire face à une situation d’insécurité alimentaire que leurs compatriotes qui occupent actuellement un emploi. En juin, le taux de chômage se chiffrait à 12,7 % au pays, accusant ainsi une légère baisse après avoir atteint un niveau record de 13,7 % en mai.

Un sondage du Groupe Banque TD publié en juillet révèle que les communautés de PANDC sont les parmi plus susceptibles de connaître l’insécurité financière à cause de la COVID-19. En 2019, le taux de chômage recensé auprès des immigrant•e•s habitant au Canada depuis moins de cinq ans était quatre fois plus élevé que celui chez les personnes nées au Canada. Ces données laissent croire que les nouv•eaux•elles immigrant•e•s pourraient devoir affronter des obstacles supplémentaires quant à la recherche d’emploi durant la pandémie.

Bien que les versements de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) ont contribué à alléger dans une certaine mesure le fardeau économique pesant sur les familles au Canada, de nombreuses personnes n’y ont pas droit. Une analyse réalisée par le Centre Canadien de politiques alternatives dévoile que plus de 800 000 personnes sans emploi au Canada ne seraient pas admissibles ni à la PCU ni aux prestations d’assurance-emploi. De plus, le retrait progressif de la PCU à l’automne expose un nombre accru de familles au risque de se trouver en situation d’insécurité alimentaire.

Au début de la pandémie, le premier ministre Justin Trudeau a promis un soutien de 100 millions de dollars aux banques et organisations alimentaires d’un bout à l’autre du pays afin de pallier l’insécurité alimentaire au Canada. En 2019, les banques alimentaires ont reçu 1,1 million de visites partout au Canada. Selon le Bilan-Faim 2016, les immigrants et les réfugiés représentent 13 % des personnes qui reçoivent une aide des banques alimentaires.

Cependant, les banques alimentaires ne consistent qu’une solution à court terme. En réalité, les spécialistes affirment que les données démontrent que ces organisations ne règleront pas définitivement le problème de la faim au Canada. Valerie Tarasuk et Lynn McIntyre, chercheuses au sein du programme de recherche en sécurité alimentaire PROOF, soutiennent que la prestation d’un revenu de base directement aux personnes, et non la dépendance envers les banques alimentaires, constitue le meilleur moyen de s’attaquer au problème.

En refusant de se préoccuper de l’ensemble des aspects de l’insécurité alimentaire au Canada, les gouvernements compromettent la santé et le bien-être des Canadiens, surtout les communautés vulnérables de PANDC et des nouveaux immigrants. L’insécurité alimentaire entraîne de graves problèmes de santé et on répertorie, entre autres, des taux élevés d’anémie ferriprive, d’hypertension artérielle et de diabète chez les personnes touchées par cet enjeu. Aussi, l’insécurité alimentaire engendre de des coûts élevés liés aux soins de santé et, dans les cas les plus graves, une réduction de l’espérance de vie de neuf ans.

D’après Tarasuk et McIntyre, il faut éliminer la cause profonde de l’enjeu en fournissant davantage de soutien financier directement à la population canadienne. Et puis s’affairer à la tâche le plus rapidement possible au fur à et à mesure que la pandémie se poursuit. Dans leur article pour Options Politiques, elles ont précisé : « L’absence de mesures efficaces pour remédier aux difficultés supplémentaires découlant de la COVID-19 plongera davantage de personnes dans l’insécurité alimentaire et aggravera les niveaux de défavorisation. » « Par conséquent, il importe d’adopter des mesures efficaces maintenant. »

La pandémie de COVID-19 a des répercussions disproportionnées sur les minorités ethniques, particulièrement chez les personnes noires et les Autochtones au Canada. Aux États-Unis, un nombre stupéfiant de données indiquent que les peuples noirs, autochtones et de couleur ont des taux plus élevés d’infection et de mortalité dues à la COVID-19. Or, le phénomène n’est pas encore bien cerné ici au Canada puisque les gouvernements s’acharnent à ne pas compiler les données de façon à distinguer les groupes ethniques.

Dans les dernières semaines, de nombreuses personnes plaident en faveur d’une collecte des données sur l’ethnicité dans le système de santé. Dans une lettre adressée au premier ministre Doug Ford, à la vice-première ministre, Christine Elliot et au médecin-hygiéniste en chef, David Williams, 192 organismes demandent au gouvernement ontarien de commencer à compiler des données raciales et sociodémographiques dans le contexte de la pandémie. « Nous ne pouvons aborder ce que nous ne pouvons mesurer et évaluer », expliquent les auteurs·trices de la lettre. « Nous ne pouvons pas lutter contre les inégalités en matière de santé dans la population et contenir efficacement la COVID-19 sans des données qui révèlent les lacunes à l’accès aux soins dans notre système ».

Depuis, le gouvernement de l’Ontario a ajouté une question sur la race et l’ethnicité posée aux patients atteints de la COVID-19. D’autres provinces, notamment le Québec et le Manitoba, ont annoncé des modifications semblables.

Mais alors, pourquoi donc ces données n’étaient-elles pas compilées dès le départ? Questionné sur la collecte de données raciales en avril dernier, le médecin-hygiéniste en chef de l’Ontario suggérait que la province devait adopter une approche « daltonienne » de la crise. « Toutes les personnes sont également importantes pour nous, peu importe leur couleur, leur ethnie ou leurs origines », explique le Dr Williams.

Si une approche de la pandémie non fondée sur la couleur laisse supposer un semblant d’égalité de traitement de prime abord, ces politiques « daltoniennes » risquent en fait de nous empêcher de nous attaquer à d’importants problèmes, parce qu’elles occultent les inégalités qui existent parmi les ethnies. Sans données raciales, les changements systémiques quant aux inégalités et aux politiques discriminatoires seront plus difficiles à réaliser.

Selon la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP), les données raciales pourraient jouer un rôle important dans la mise en œuvre d’un code des droits de la personne. La fiche de collecte de données de la CODP indique que « dans le contexte de la discrimination raciale, la collecte de données est un outil nécessaire et parfois essentiel pour déterminer s’il y a ou pourrait avoir atteinte à des droits en vertu du Code ou pour prendre des mesures correctives ».

Si aucun motif réglementaire n’explique le choix des gouvernements canadiens de ne pas compiler de données raciales, la population pourrait conclure que lutter contre le racisme en s’appuyant sur des données essentielles n’est simplement pas une priorité pour les autorités. « La discrimination n’est pas nécessairement dans ce que l’on fait. Elle se cache aussi parfois dans ce qu’on omet de faire, », a expliqué sur les ondes de CBC le Dr Kwame McKenzie, président et chef de la direction du Wellesley Institute et professeur titulaire au Département de psychiatrie de l’Université de Toronto. « Le fait que ces données n’aient pas été colligées jusqu’à maintenant peut passer pour de la négligence : tout le monde savait bien que nous devions recueillir cette information, mais cela n’était jamais mis en priorité ».

Les données raciales revêtent une importance particulière au Canada pour déboulonner le mythe persistant que le racisme n’existe pas au pays. Un sondage de Global News réalisé en 2019 révèle que près de la moitié des répondants sont d’avis que le racisme est un « problème mineur » ou « pas vraiment un problème » au Canada. Chose frappante, ce même sondage révèle des préjugés racistes bien ancrés chez la population canadienne; près de la moitié des répondants dit être « fortement en accord » ou « plutôt d’accord » avec l’énoncé suivant : « J’ai des pensées racistes à l’occasion, mais je n’en parlerais pas en public ».

En recueillant des données raciales sur la COVID-19 et d’autres problèmes, il sera d’autant plus difficile pour les Canadiens d’ignorer – ou de plaider l’ignorance – quant aux inégalités qui existent entre les différents groupes ethniques. Les données raciales dont nous disposons montrent déjà des inégalités importantes de revenu, tout comme un taux d’incarcération, d’expulsion d’établissement d’enseignement, d’insécurité alimentaire et d’itinérance plus élevé chez les personnes noires, autochtones et de couleur que dans la population canadienne blanche.

La qualité des données raciales ainsi que la manière de les colliger et de les utiliser doivent aussi être prises en considération. Par exemple, bien que certaines données aient été recueillies sur les communautés autochtones, on peut se questionner sur la fiabilité de ces dernières. Une recherche effectuée par le Yellowhead Institute montre des écarts entre le nombre de cas de COVID-19 calculé par Services aux Autochtones Canada (SAC) et le nombre rapporté par les communautés elles-mêmes. Au début mai, SAC rapportait 175 cas de COVID-19 dans les communautés autochtones alors que les données provenant des communautés elles-mêmes indiquaient que ce nombre était près de trois fois supérieur, soit 465 cas rapportés.

Ces écarts montrent bien que le Canada abandonne encore une fois ces communautés en ne fournissant pas de données raciales désagrégées, en n’assurant pas la coordination entre les gouvernements provinciaux et fédéral pour une collecte de données précises et en omettant de prendre en compte les nombreux Autochtones qui vivent hors réserves.

« Cette pandémie démontre, encore une fois, que le Canada ne se préoccupe pas du sort des peuples autochtones », écrivait Courtney Spike, analyste des politiques du Yellowhead Institute dans un article récent. « Ce problème est soulevé depuis longtemps par nos communautés et nous avons les données – ou plutôt, le manque de données – pour le prouver ».

La pandémie de COVID-19 marque un tournant dans la discussion sur la collecte de données et, dans la foulée des violences policières récentes et des manifestations antiracistes qui ont suivi, les défenseurs de la cause revendiquent maintenant une collecte de données raciales pour cet autre problème. Jusqu’à maintenant, l’on constate des progrès dignes de mention : en Ontario, le chien de garde des services policiers de la province commencera à recueillir des données raciales pour la première fois et Statistiques Canada colligera quant à lui des données raciales associées aux répercussions de la COVID-19 sur les taux d’emploi, entre autres mesures.

Toutefois, les gouvernements devront aller plus loin. Dans des pays comme les États-Unis, où des données raciales complètes sur les disparités ethniques en santé et d’autres domaines sont recueillies et généralement publiques, les communautés noires, autochtones et de couleur continuent néanmoins de subir des inégalités importantes. En encore, même lorsque des données sont recueillies, elles ne sont pas toujours publiées. Récemment, les données fédérales sur la répartition des cas de COVID-19 selon l’ethnie ont été rendues publiques après seulement que le New York Times ait poursuivi en justice les Centers for Disease Control and Prevention, les obligeant à publier ces données.

Nous savons déjà que les communautés noires, autochtones et de couleur au Canada sont confrontés à certains problèmes, notamment des logements inadéquats et des conditions de travail dangereuses en tant que travailleur·euse·s essentiel·le·s, ce qui explique pourquoi elles sont davantage frappées par la COVID-19. Puisqu’il s’agit d’une question de vie ou de mort, un véritable changement doit s’opérer rapidement : une collecte de données précises est la première étape.

La pandémie de COVID-19 nous a contraints à adopter un nouveau glossaire terminologique qui n’était pas connu de tous. Les masques N95, l’intubation et le R0 (nombre utilisé pour décrire le taux de propagation d’une maladie) font maintenant partie du discours populaire, mais certains termes demeurent ambigus pour plusieurs — comme la différence précise entre « auto-isolement » et « quarantaine ». Tout ce nouveau vocabulaire peut engendrer de l’incertitude et de la désinformation à un moment où un langage clair est primordial.

Pour compliquer encore plus les choses, le virus est connu sous diverses appellations, dont « coronavirus » (catégorie générale à laquelle le virus appartient), « COVID-19 » (nom de la maladie causée par le virus), et « SRAS-CoV-2 » (nom de la souche virale actuelle).

Les experts affirment que lorsqu’une confusion linguistique accompagne l’anxiété quotidienne causée par une pandémie mondiale, un environnement où la mésinformation se prolifère est apte à se développer. Cela peut être une menace pour la santé publique pour plusieurs raisons, incluant le potentiel de discrimination et de racisme.

Par exemple, des termes comme « virus de Wuhan » ou « virus chinois », repris par les médias de droite et employés jusqu’à tout récemment par le président des États-Unis, Donald Trump, alimentent un racisme antichinois et anti-asiatique déjà répandu dans le cadre de cette pandémie.

En février dernier, la Asian American Journalists Association (Association des journalistes américains d’origine asiatique) publiait la recommandation suivante : « Nous exhortons les journalistes à se montrer prudents dans leur couverture de l’éclosion de la maladie à coronavirus en Chine afin d’assurer une représentation juste et exacte des Asiatiques et des Américains d’origine asiatique, afin d’éviter d’alimenter la xénophobie et le racisme. » Les lignes directrices de l’association conseillaient de ne pas utiliser de photos montrant des personnes asiatiques portant des masques ou des images génériques de quartiers chinois pour illustrer des articles sans également fournir un contexte adéquat, puisqu’une telle utilisation serait apte à stigmatiser davantage ces communautés. L’association mettait également les journalistes en garde contre l’emploi de termes tels que « coronavirus chinois » et « virus de Wuhan », un vocable qui laisse entendre un lien entre le virus et un lieu géographique — une supposition qui est à la fois dommageable et inexacte, selon les experts.

« Ce terme obscurcit plus qu’il ne clarifie », dit Gregory Trevors, qui étudie la mésinformation et est professeur adjoint en psychologie de l’éducation à la University of South Carolina. « La plupart des cas du virus sont situés à l’extérieur de Wuhan, et le virus n’a rien d’intrinsèquement “chinois” », explique-t-il. « Ce n’est donc pas un terme utile. »

Il existe plusieurs exemples passés de noms qui stigmatisaient certaines communautés et favorisaient la circulation de fausses informations sur l’origine et la transmission de maladies. Une éclosion de hantavirus, identifiée après la mort d’un homme navajo en 1993, fut connue par la suite sous le nom de « maladie navajo »; l’Ebola, un virus nommé d’après une rivière située près de la région où il fut découvert, a engendré d’innombrables incidents racistes contre les Ouest-Africains en 2014; et la maladie que nous appelons maintenant le SIDA fut à une époque appelée GRID, un acronyme qui signifie « Gay-related immunodeficiency » (« immunodéficience liée à l’homosexualité »). De tels noms risquent d’entraîner des mesures politiques moins efficaces, d’alimenter les attaques xénophobes et la discrimination, et de contribuer à une mésinformation publique généralisée.

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) dispose de directives pour nommer les nouveaux virus depuis au moins 2015. Elle recommande de ne pas utiliser de lieux géographiques ni d’autres facteurs susceptibles d’induire en erreur ou qui pourraient encourager toute discrimination. Le processus formel d’appellation de maladies peut toutefois être difficile, et lorsque certains noms entrent dans le langage populaire, il est difficile de les changer.

Selon Trevors, cette tendance à accepter des informations stigmatisantes provenant de sources douteuses est liée à nos émotions et au processus décisionnel lorsque l’on se retrouve dans une situation incertaine. « Face à la peur et à l’anxiété, nous recherchons la certitude. Nous n’aimons pas cet état d’incertitude, » dit-il. « Nous essayons de trouver ce qui nous procurera un sentiment de sécurité.

« Sans une certaine connaissance de la théorie germinale des maladies infectieuses, on peut être porté à s’accrocher aux informations qui nous donnent un sentiment de contrôle, et à se dire que ce savoir nous protégera. »

Un rapport récent de l’OMS fait écho à cette théorie, liant la stigmatisation rattachée à la maladie à coronavirus à trois facteurs : les caractéristiques nouvelles et inconnues de la maladie, notre peur de l’inconnu, et la tendance à « associer cette peur à un “autre” ».

Malheureusement, cette manière de penser tend à produire des conclusions dangereuses et inexactes, et nous éloigne des efforts coopératifs mondiaux et communautaires qui sont essentiels dans un contexte de crise.

« Cela est dommageable, mine la coopération et mine l’idée que nous avons tous un objectif et des intérêts partagés dans cette situation, » dit Trevors. « Chaque fois que nous employons un langage qui sème la discorde, notre capacité à répondre de manière efficace est compromise. »

Tandis que le vocabulaire lié à la maladie à coronavirus continue de changer, un mouvement concerté vers une terminologie précise, compatissante, et qui résiste à la mésinterprétation peut avoir un impact profond. Lors d’une conférence de presse le 20 mars dernier, Maria Van Kerkhove, une épidémiologiste travaillant pour l’OMS, a expliqué pourquoi l’organisation utiliserait dorénavant le terme « distanciation physique » plutôt que « distanciation sociale ».

« La distanciation sociale entre personnes afin de prévenir la transmission du virus est absolument essentielle. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il faut se déconnecter de nos proches et de notre famille », a-t-elle déclaré. En temps de crise, la cohésion sociale et le soutien social sont essentiels pour promouvoir la santé publique.

Par Sejla Rizvic