La pandémie de COVID-19 a des répercussions disproportionnées sur les minorités ethniques, particulièrement chez les personnes noires et les Autochtones au Canada. Aux États-Unis, un nombre stupéfiant de données indiquent que les peuples noirs, autochtones et de couleur ont des taux plus élevés d’infection et de mortalité dues à la COVID-19. Or, le phénomène n’est pas encore bien cerné ici au Canada puisque les gouvernements s’acharnent à ne pas compiler les données de façon à distinguer les groupes ethniques.
Dans les dernières semaines, de nombreuses personnes plaident en faveur d’une collecte des données sur l’ethnicité dans le système de santé. Dans une lettre adressée au premier ministre Doug Ford, à la vice-première ministre, Christine Elliot et au médecin-hygiéniste en chef, David Williams, 192 organismes demandent au gouvernement ontarien de commencer à compiler des données raciales et sociodémographiques dans le contexte de la pandémie. « Nous ne pouvons aborder ce que nous ne pouvons mesurer et évaluer », expliquent les auteurs·trices de la lettre. « Nous ne pouvons pas lutter contre les inégalités en matière de santé dans la population et contenir efficacement la COVID-19 sans des données qui révèlent les lacunes à l’accès aux soins dans notre système ».
Depuis, le gouvernement de l’Ontario a ajouté une question sur la race et l’ethnicité posée aux patients atteints de la COVID-19. D’autres provinces, notamment le Québec et le Manitoba, ont annoncé des modifications semblables.
Mais alors, pourquoi donc ces données n’étaient-elles pas compilées dès le départ? Questionné sur la collecte de données raciales en avril dernier, le médecin-hygiéniste en chef de l’Ontario suggérait que la province devait adopter une approche « daltonienne » de la crise. « Toutes les personnes sont également importantes pour nous, peu importe leur couleur, leur ethnie ou leurs origines », explique le Dr Williams.
Si une approche de la pandémie non fondée sur la couleur laisse supposer un semblant d’égalité de traitement de prime abord, ces politiques « daltoniennes » risquent en fait de nous empêcher de nous attaquer à d’importants problèmes, parce qu’elles occultent les inégalités qui existent parmi les ethnies. Sans données raciales, les changements systémiques quant aux inégalités et aux politiques discriminatoires seront plus difficiles à réaliser.
Selon la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP), les données raciales pourraient jouer un rôle important dans la mise en œuvre d’un code des droits de la personne. La fiche de collecte de données de la CODP indique que « dans le contexte de la discrimination raciale, la collecte de données est un outil nécessaire et parfois essentiel pour déterminer s’il y a ou pourrait avoir atteinte à des droits en vertu du Code ou pour prendre des mesures correctives ».
Si aucun motif réglementaire n’explique le choix des gouvernements canadiens de ne pas compiler de données raciales, la population pourrait conclure que lutter contre le racisme en s’appuyant sur des données essentielles n’est simplement pas une priorité pour les autorités. « La discrimination n’est pas nécessairement dans ce que l’on fait. Elle se cache aussi parfois dans ce qu’on omet de faire, », a expliqué sur les ondes de CBC le Dr Kwame McKenzie, président et chef de la direction du Wellesley Institute et professeur titulaire au Département de psychiatrie de l’Université de Toronto. « Le fait que ces données n’aient pas été colligées jusqu’à maintenant peut passer pour de la négligence : tout le monde savait bien que nous devions recueillir cette information, mais cela n’était jamais mis en priorité ».
Les données raciales revêtent une importance particulière au Canada pour déboulonner le mythe persistant que le racisme n’existe pas au pays. Un sondage de Global News réalisé en 2019 révèle que près de la moitié des répondants sont d’avis que le racisme est un « problème mineur » ou « pas vraiment un problème » au Canada. Chose frappante, ce même sondage révèle des préjugés racistes bien ancrés chez la population canadienne; près de la moitié des répondants dit être « fortement en accord » ou « plutôt d’accord » avec l’énoncé suivant : « J’ai des pensées racistes à l’occasion, mais je n’en parlerais pas en public ».
En recueillant des données raciales sur la COVID-19 et d’autres problèmes, il sera d’autant plus difficile pour les Canadiens d’ignorer – ou de plaider l’ignorance – quant aux inégalités qui existent entre les différents groupes ethniques. Les données raciales dont nous disposons montrent déjà des inégalités importantes de revenu, tout comme un taux d’incarcération, d’expulsion d’établissement d’enseignement, d’insécurité alimentaire et d’itinérance plus élevé chez les personnes noires, autochtones et de couleur que dans la population canadienne blanche.
La qualité des données raciales ainsi que la manière de les colliger et de les utiliser doivent aussi être prises en considération. Par exemple, bien que certaines données aient été recueillies sur les communautés autochtones, on peut se questionner sur la fiabilité de ces dernières. Une recherche effectuée par le Yellowhead Institute montre des écarts entre le nombre de cas de COVID-19 calculé par Services aux Autochtones Canada (SAC) et le nombre rapporté par les communautés elles-mêmes. Au début mai, SAC rapportait 175 cas de COVID-19 dans les communautés autochtones alors que les données provenant des communautés elles-mêmes indiquaient que ce nombre était près de trois fois supérieur, soit 465 cas rapportés.
Ces écarts montrent bien que le Canada abandonne encore une fois ces communautés en ne fournissant pas de données raciales désagrégées, en n’assurant pas la coordination entre les gouvernements provinciaux et fédéral pour une collecte de données précises et en omettant de prendre en compte les nombreux Autochtones qui vivent hors réserves.
« Cette pandémie démontre, encore une fois, que le Canada ne se préoccupe pas du sort des peuples autochtones », écrivait Courtney Spike, analyste des politiques du Yellowhead Institute dans un article récent. « Ce problème est soulevé depuis longtemps par nos communautés et nous avons les données – ou plutôt, le manque de données – pour le prouver ».
La pandémie de COVID-19 marque un tournant dans la discussion sur la collecte de données et, dans la foulée des violences policières récentes et des manifestations antiracistes qui ont suivi, les défenseurs de la cause revendiquent maintenant une collecte de données raciales pour cet autre problème. Jusqu’à maintenant, l’on constate des progrès dignes de mention : en Ontario, le chien de garde des services policiers de la province commencera à recueillir des données raciales pour la première fois et Statistiques Canada colligera quant à lui des données raciales associées aux répercussions de la COVID-19 sur les taux d’emploi, entre autres mesures.
Toutefois, les gouvernements devront aller plus loin. Dans des pays comme les États-Unis, où des données raciales complètes sur les disparités ethniques en santé et d’autres domaines sont recueillies et généralement publiques, les communautés noires, autochtones et de couleur continuent néanmoins de subir des inégalités importantes. En encore, même lorsque des données sont recueillies, elles ne sont pas toujours publiées. Récemment, les données fédérales sur la répartition des cas de COVID-19 selon l’ethnie ont été rendues publiques après seulement que le New York Times ait poursuivi en justice les Centers for Disease Control and Prevention, les obligeant à publier ces données.
Nous savons déjà que les communautés noires, autochtones et de couleur au Canada sont confrontés à certains problèmes, notamment des logements inadéquats et des conditions de travail dangereuses en tant que travailleur·euse·s essentiel·le·s, ce qui explique pourquoi elles sont davantage frappées par la COVID-19. Puisqu’il s’agit d’une question de vie ou de mort, un véritable changement doit s’opérer rapidement : une collecte de données précises est la première étape.