En ces temps difficiles, les communautés se rassemblent pour soutenir leurs membres les plus vulnérables. Malheureusement, certaines communautés deviennent la cible d’attaques haineuses en ligne comme ailleurs.
Mathieu Marion, membre du groupe francophone #JeSuisLàCanada, a partagé son point de vue sur la COVID-19, sur la lutte contre les informations haineuses, fausses et trompeuses grâce au rétablissement des faits et sur l’impact du contenu numérique sur le monde physique.
Pouvez-vous décrire ce qu’est le mouvement du contre-discours et pourquoi les groupes comme #jesuislà sont importants?
Selon moi, le mouvement du contre-discours vise à neutraliser l’effet multiplicateur des réseaux sociaux sur la propagation des discours haineux de toutes sortes, qui sont autant d’atteintes à notre vivre-ensemble et qui nuisent à la santé de notre État de droit et notre démocratie. Ces réseaux donnent une plus grande visibilité aux discours haineux, qui peuvent alors influencer une partie de l’opinion publique en la polarisant vers des positions politiques extrémistes, voire même provoquer des attentats comme le massacre de la mosquée de Ste Foy en janvier 2017. Il faut donc réagir, et faire sa part en tant que citoyen.
Malheureusement, Facebook (pour ne prendre que cet exemple) ne retire que très rarement les commentaires ou statuts haineux suite à une ou des plaintes, et ce de façon aléatoire. Certains médias au Québec (comme Radio-Canada ou La Presse) ont commencé depuis peu à surveiller leurs propres pages Facebook pour en éliminer les propos haineux. Mais la situation n’est pas idéale, il reste du travail à faire.
Or, que ce soit sur Facebook, Twitter ou d’autres plateformes, répondre à un commentaire haineux n’est pas efficace : l’échange qui s’en suit ne réussit jamais à convaincre son auteur de changer d’avis, et il attire en fait l’attention sur le commentaire haineux, au lieu de minimiser sa portée.
Par ailleurs, les esprits s’échauffent souvent, et on peut être porté à insulter et risquer de se faire bloquer soi-même son compte, si Facebook reconnaît que notre propos enfreint ses « standards de la communauté ». Bref, c’est peine perdue et cela donne l’effet contraire de ce qui est visé. De surcroît, les échanges soutenus avec des extrémistes sur les réseaux sociaux ne sont pas sans affecter notre bien être mental.
C’est pour ces raisons que la tactique de #JeSuisLà semble plus prometteuse. Laisser un commentaire positif, appuyé sur des faits et arguments, en ignorant les autres commentaires haineux sur le fil, avec les étiquettes comme #JeSuisLàCanada et #JeSuisLàQuébec, permet, après avoir reçu plusieurs mentions « j’aime » et remonté sur le fil dans l’algorithme FB, de rendre invisible la majorité des commentaires haineux, et d’éloigner l’attention des nouveaux venus sur le fil de ceux-ci.
Par ailleurs, à l’usage on voit que les commentaires avec ses étiquettes provoquent rarement des réponses haineuses. Les étiquettes semblent avoir un effet dissuasif.
Pourquoi avez-vous décidé de vous impliquer dans le mouvement #jesuislà? Avez-vous été inspiré par un moment, un commentaire ou un article en particulier?
J’ai découvert #JeSuisLà par cet article du Guardian. J’ai par la suite pu retracer le groupe canadien #JeSuisLàCanada et m’y joindre. J’ai obtenu par la suite la permission d’utiliser #JeSuisLàQuébec pour une équipe francophone.
Le contexte politique québécois étant ce qu’il est, la seule mention de #JeSuisLàCanada aurait un effet négatif, car il eut été facile pour les détracteurs nationalistes de réfuter un commentaire avec cette mention comme étant « fédéraliste ». Malheureusement, il semble pour l’instant difficile d’attirer des membres pour ce groupe francophone.
Selon ce que vous avez pu observer, quels sont les sujets les plus enclins à attirer des commentaires problématiques?
Au Québec, ce sont les sujets qui portent sur la laïcité et le voile musulman qui attirent le plus de propos haineux, à cause de vifs débats publics sur des questions telles que les accommodements raisonnables qui ont mené au rapport Bouchard-Taylor en 2008, le projet de « charte » du Parti Québécois en 2013-2014 et récemment la Loi sur la laïcité de l’État. Il faut ajouter à cela l’entrée irrégulière des immigrant·e·s au Chemin Roxham à la frontière avec les États-Unis, qui sont majoritairement d’origine haïtienne ou africaine — cela provoque des réactions racistes.
L’immigration en général est un sujet « chaud » car les Québécois·es dans certaines tranches d’âge et dans certaines régions plus que d’autres ont une peur de disparaître comme peuple et comme culture, et voient les immigrant·e·s comme un risque à leur survie. La réduction du nombre d’immigrants est un sujet d’actualité récurrent. Le multiculturalisme est aussi souvent critiqué, n’étant pas vu comme ayant pour but un respect des droits de minorités et leur intégration, mais plutôt comme une politique visant à détruire le Québec.
Autrement, les sujets comme les changements climatiques donnent lieu à des débordements, qui ne visent pas les minorités cependant, mais Greta Thunberg, les jeunes, les écologistes, etc.
Dans le contexte de la Covid-19, qu’est-ce qui a changé au niveau de l’implication des participant·e·s et/ou du contenu que vous voyez en ligne dans les nouvelles et dans les sections de commentaires?
Au départ, la Covid-19 a eu un effet apaisant : les principaux chroniqueurs alimentant la xénophobie dans la province ont tourné leur attention ailleurs. Mais depuis quelque temps, la peur dicte aux gens de trouver des responsables pour la crise, et les contenus médiatiques qui font mention de personnes juives, autochtones ou musulmanes donnent souvent lieu à de nombreux commentaires racistes.
En ce qui a trait aux propos dangereux, haineux, trompeur ou mal informé qui sont exprimés en ligne, qu’aimeriez-vous voir comme action de la part du gouvernement? de la société civile? des citoyen·ne·s ordinaires?
Je ne crois pas que le gouvernement puisse faire grand-chose, sans risquer de se faire accuser d’imposer une censure. Cependant, les politiciens devraient pour certains cesser de jeter de l’huile sur le feu dans le but de gagner des sympathies et des votes – comme Maxime Bernier – et, pour d’autres, être plus conscients de cette réalité des réseaux sociaux et de dérives qu’on y retrouve. Je dirais en fait que le problème est d’abord au niveau des médias indépendants, une condition essentielle pour notre santé démocratique, qui ont des difficultés financières : le gouvernement devrait trouver une formule pour mieux les financer.
Au Québec, il y a plusieurs acteurs qui font une œuvre efficace, dont la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et le regroupement la Ligue des droits et libertés. Là aussi les conditions matérielles pour faire un bon travail devraient être assurées. Malheureusement le Conseil de presse est un outil très peu efficace pour contrer les fausses nouvelles et chroniques qui alimentent la haine.
Les citoyen.ne.s ordinaires ? J’aimerais en voir un plus grand nombre rejoindre #JeSuisLàCanada !