Entrevue avec l’association Museum Professionals of Colour (MPOC)

30.06.2020

Les circonstances actuelles imposent que nous redoublions d’efforts pour nous attaquer au problème flagrant du racisme systémique. Au regard de cet enjeu, nous nous posons la question suivante : quel rôle les établissements de formation professionnelle et d’enseignement régulier pourraient-ils assumer afin de préparer les muséologues à combattre les valeurs, les pratiques et les systèmes qui perpétuent le racisme au sein de nos institutions culturelles?

Nous avons discuté avec Megan Sue-Chue-Lam, Chloé Houde, Dominica Tang et Denise Tenio qui ont créé l’association Museum Professionals of Colour (MPOC) en février 2019. Ensemble, ces étudiantes dirigent une organisation vouée à corriger le manque de diversité ethnique dans leur programme de maîtrise en études muséales (MMSt) à la faculté de l’information de l’Université de Toronto.  Lors de cette entrevue, elles nous ont parlé de leur parcours, leur travail ainsi que de leur vision de la diversité, l’équité, l’inclusion et l’accessibilité (DEIA) dans les musées.

[Photo : Le Detox Panel a eu lieu en partenariat avec la Museum Studies Student Association. Wendy Ng, J’net Ayay Qwa Yak Sheelth et Just John Samuels.]

Pourquoi avez-vous fondé l’association Museum Professionals of Colour (MPOC)?

Megan : Le domaine muséal, qui englobe notamment notre programme, est constitué principalement de personnes blanches au Canada. Je voulais en discuter avec les autres personnes de couleur (PDC) dans programme parce que j’éprouvais un vif sentiment d’isolement pendant nos cours et que je doutais que ceux-ci me prépareraient vraiment à ma carrière étant donné que je ne suis pas blanche. J’utilise le terme PDC car les personnes noires et autochtones sont très peu représentées et qu’il est impossible que tout le monde souhaite ou soit en mesure de faire partie de ce groupe. Il existe une bonne camaraderie entre tous les pairs, mais la présence des personnes de race blanche et d’origine européenne prédomine le contenu et l’enseignement de nos cours. Tous nos professeur·e·s sont de race blanche et ne peuvent donc pas nous conseiller sur la réalité d’une PANDC en muséologie.  Alors, le besoin d’éprouver un sentiment d’appartenance, d’approbation et de soutien m’a poussée à agir.

Je souhaitais aussi former un groupe en vue de tisser notre propre réseau de PANDC oeuvrant en muséologie afin d’éviter aux prochain·e·s étudiant·e·s de notre programme de subir ce même sentiment d’isolement. D’ailleurs, selon les propos de diplômé·e·s, il s’agirait d’une initiative que bon nombre d’étudiant·e·s désiraient voir se concrétiser. Au bout du compte, nous aspirons réussir dans le domaine muséal parce que nous croyons fermement en l’influence bénéfique des musées.

Existait-il une association étudiante de ce genre auparavant?

Dominica : Il y a quelques années, le programme de MMSt disposait d’un groupe offrant occasionnellement du soutien aux étudiant·e·s de couleur, mais ce dernier s’est dissous après la graduation de ses membres. Dans le souci d’offrir aux futur·e·s étudiant·e·s de couleur une soutien, nous avons décidé de jeter les bases de notre organisation et de l’inscrire à titre d’association étudiante approuvée à l’Université de Toronto. À l’échelle mondiale, il existe maintes organisations indépendantes d’envergure qui s’attaquent au manque de diversité dans les musées. Nous nous sommes inspirées notamment du Museum Detox, une organisation indépendante qui appuie les professionnel·le·s du monde muséal de race noire, asiatiques et issu·e·s des minorités ethniques, comme modèle à instaurer au Canada.

Denise : Or, dans la plupart des cas, les membres du personnel d’un musée composent leur propre comité de DEIA et leurs activités se bornent à leur établissement. Nous attendons toujours l’arrivée d’une organisation vouée à la DEIA au sein des musées canadiens. Cela dit, si vous en connaissez une, veuillez nous en faire part! En revanche, nous avons trouvé de l’aide dans la faculté de l’information auprès du Diversity Working Group, rattaché au programme de maîtrise en sciences de l’information.

Puisqu’il s’agit d’une nouvelle initiative, comment décririez le processus jusqu’à présent?

Chloé : Dans l’ensemble, ce processus nous a entraînées dans un tourbillon (positif) qui nous a permis de réaliser que la portée des enjeux que nous voulons aborder dans notre faculté s’étend en réalité aux musées d’un bout à l’autre du pays.

Malgré tout, nous nous estimons chanceuses de baigner dans un environnement où nous pouvons compter sur l’appui de nos pairs et d’autres associations étudiantes qui souscrivent à nos principes. De surcroît, la Museum Studies Student Association de notre programme nous a prêté son concours depuis le début. Elle nous a invitées à participer à une table ronde, qui fut le premier grand événement auquel nous avons pris part. En mars, nous avons coanimé la table ronde intitulée « Museum Detox: Cleansing institutions of unconscious bias and developing anti-racist praxis ». À l’occasion, nos formidables panélistes Wendy Ng, J’net Ayay Qwa Yak Sheelth et Just John Samuels ont pris la parole. Cette table ronde a contribué à forger la réputation de la MPOC à titre d’association étudiante sérieuse au sein de la faculté de l’information en plus d’attirer l’attention de celle-ci à notre égard.

D’autres associations étudiantes prônant les valeurs de DEIA auprès de notre faculté, telles que le Accessibility Interests Working Group et le Indigenous Connections Working Group, nous ont manifesté leur appui et leur désir de collaborer avec nous. Au cours des derniers mois, notre coopération avec ces associations sur de nombreux projets fut valorisante. En outre, étant donné que nous visons des objectifs semblables, nous savons que nous pourrons unir nos forces en cas de difficultés.

Les médias sociaux nous ont permis de rencontrer des gens solidaires à notre cause avec qui nous pouvons élargir nos horizons en tant que groupe. Nous sommes impressionnées d’avoir déniché une communauté à l’extérieur de notre faculté qui croit en notre mission et nos valeurs, et qui souhaite nous aider à améliorer l’inclusion et l’équité dans le secteur muséal.

Quelles données portant sur la DEIA liées à votre programme ou au secteur muséal pouvez-vous nous fournir?

Dominica : Il nous est difficile de transmettre des données concernant le secteur muséal vu l’absence d’étude exhaustive menée au Canada sur le sujet! Aussi, puisqu’il s’agit d’un domaine qui privilégie les données concrètes aux expériences vécues, le manque de données nuit au progrès en matière de DEIA dans les musées canadiens. Dans notre programme, environ une personne sur six (approximativement 17 %) appartient à une minorité visible. Comparativement à 51 % de la population de Toronto issue des minorités visibles, notre programme est disproportionnellement représenté par des personnes blanches et ne reflète pas du tout la diversité torontoise.

Denise : Nous avons récemment recueilli des données auprès de 125 étudiant·e·s et diplômé·e·s de la faculté de l’information dans l’optique d’évaluer la portée des valeurs de DEIA à l’université. Cette collecte a été menée de concert avec d’autres associations étudiantes, à savoir : le Diversity Working Group, le Accessibility Interests Working Group, le Indigenous Connections Working Group, le Master of Information Student Council et la Museum Studies Student Association. Les réponses des 125 personnes interrogées démontrent que : (1) moins de 30 % d’entre elles se sentent soutenues par leurs pairs et professeur·e·s; (2) moins de 4 % des répondants croient qu’il n’y a pas suffisamment de cours abordant la réalité des PANDC, des LGBTABI et des personnes atteintes de déficience; (3) moins de 1 % des sujets interrogés jugent que les discussions en classe concernant la colonisation, l’emploi de termes racistes et les besoins en matière d’accessibilité sont convenablement menées; (4) seulement 14 % des répondants se sentent à l’aise de participer à ces conversations; (5) 86 % des personnes interrogées estiment que le personnel et les étudiant·e·s profiteraient d’une formation contre l’oppression. Ces résultats obtenus à la faculté comprennent, sans s’y limiter, le programme de MMSt.

Le manque de diversité chez les institutions culturelles perdure depuis fort longtemps. Quel type de formation théorique pourrait aider à régler ce problème? Quel rôle incomberait aux muséologues?

Chloé : Nous pensons que les solutions aux préoccupations dans les musées résident à l’université où les muséologues reçoivent leur formation et qu’elles comportent davantage de discussions théoriques concernant les futurs lieux de travail. À ces fins, nous n’avons ménagé aucun effort pour diversifier notre faculté à plusieurs égards. Tout d’abord, il faut diversifier le corps étudiant. Il incombe à l’université de recruter et d’admettre un nombre accru de PANDC en qualité d’étudiant·e·s. Ensuite, l’embauche de PANDC à titre de membres du personnel exercerait une influence très positive. Néanmoins, afin d’éviter toute marginalisation et tout environnement de travail et d’apprentissage toxique, la faculté est tenue d’inculquer une culture d’inclusion et d’équité propice à l’épanouissement du personnel et des étudiant·e·s appartenant aux PANDC. Une telle mesure favoriserait la baisse racisme et de la discrimination. Finalement, proposer une diversité dans les cours et programmes qui nous sont offerts nous tient fortement à cœur, car nous souhaitons profiter d’un enseignement de qualité qui nous aidera vraiment à nous préparer à notre éventuelle carrière.

Megan : Bien que la formation universitaire constitue une bonne base pour agir, le travail se résume à cela : agir. L’éducation en soi ne mène nulle part. Nous devons nous en servir pour laisser les personnes marginalisées s’exprimer. Ce travail ardu exigera que les gens sacrifient leur confort et leur sécurité, mais prêter main-forte à autrui signifie de porter une partie du fardeau de la lutte que ces personnes mènent depuis leur naissance. La tâche pourrait impliquer de confronter les gens vis-à-vis leur comportement raciste en l’absence de PANDC, laisser les PANDC prendre les rênes de projets et seconder leurs efforts, et même quitter vos fonctions si vous remarquez que votre équipe de direction ne comprend que des membres de race blanche et exclut les personnes de race noire et les Authochtones.

Chloé : Pour renchérir les propos de Megan, ces gestes se veulent une solution pour condamner le racisme institutionnel et l’éradiquer. Ces devoirs ne marquent que le début du travail à réaliser, et non de vulgaires points à cocher sur une liste. C’est un processus de longue haleine que nous devons respecter dans tout ce que nous accomplissons, en théorie et en pratique.

Qu’entrevoyez-vous pour la MPOC?

Denise : À l’heure actuelle, nous avons fixé deux objectifs pour la MPOC et nous remuerons ciel et terre pour les atteindre au cours de la prochaine année scolaire. En premier lieu, nous voulons assurer que la MPOC continuera d’exister à la faculté après avoir obtenu notre diplôme du programme de MMSt. Comment nous l’avons mentionné précédemment, cette organisation constitue principalement un groupe de soutien pour les muséologues de couleur. Non seulement fonder la MPOC nous a aidées à dénoncer la présence du racisme systémique dans le secteur muséal et dans notre programme, cette initiative nous a permis de nous sentir davantage vues et entendues qu’avant de créer la MPOC. Nous souhaitons que les futur·e·s étudiant·e·s jouissent du même niveau de soutien et de visibilité lors de leurs études en MMSt. Qui mieux est, ces futur·e·s diplômé·e·s sauront qu’une communauté les accueilleront pour les aider à surmonter les écueils de ce domaine à titre de muséologue sous représenté·e.

Dominica : Notre deuxième objectif vise à nous établir en qualité d’organisation indépendante en marge de l’Université de Toronto. Nous nous passionnons pour notre travail auprès de la MPOC et nous demeurons déterminées à y consacrer du temps après avoir décrocher notre diplôme l’année prochaine. Nous voulons élargir le groupe à l’échelle nationale et, par l’entremise de la prestation de programmes, d’événements et autres campagnes, nous espérons tisser un large réseau de soutien aux muséologues de couleur partout au Canada. Il nous reste encore beaucoup d’aspects à étudier, mais nous nous inspirons énormément du Museum Hue et du Museum Detox, de même que d’autres organisations comme les associations d’archives et de bibliothèques qui disposent de sections auprès d’établissements scolaires. Nous aspirons aussi à établir des sections de la MPOC parmi les différents programmes d’études muséales d’un bout à l’autre du pays.

Qu’envisagez-vous pour votre carrière à titre de muséologues? 

Dominica : Idéalement, tout le monde appliquerait le concept de DEIA dans l’ensemble des musées et des aspects de ceux-ci. Peu importe nos futures tâches, qu’il s’agisse la gestion des collections ou de la recherche pour les visiteu·r·euse·s, notre travail s’articulera toujours autour de la DEIA. Dans le secteur muséal, j’aime travailler avec les personnes du public, surtout en ce qui la programmation d’immersion et multisensorielle. En ce moment, ceci se déroule dans le cadre de l’histoire de la cuisine, mais j’espère mettre en oeuvre des expériences multisensorielle afin de rendre les musées plus sympathiques, inclusifs et accessibles.

Megan : J’aime également le travail de première ligne dans les musées et je me vois travailler en éducation et dans la programmation destinée au public. Ce sont les aspects qui suscitent habituellement le plus l’intérêt du public, et donc très valorisants. Il s’agit aussi d’un milieu où plusieurs PANDC employées dans les musées travaillent. Malheureusement, la pandémie de COVID-19 a démontré que ces postes figurent parmi les moins indispensables. Voilà pourquoi le concept de DEIA s’avère essentiel dans toutes les facettes du secteur muséal. Les musées sont gérés de manière inéquitable et la situation des PANDC demeure précaire. Il importe que davantage de PANDC occupent des postes de direction pour ressentir un véritable vent changement.

Denise : Bien que j’adore la programmation destinée au public, j’aimerais m’occuper de la planification de l’interprétation et m’impliquer davantage dans le processus d’élaboration des expositions. En fait, les planificat·eur·trice·s de l’interprétation organisent l’information que les conservateur·trice·s leur fournissent de manière à créer un synopsis et trouver le bon angle pour présenter l’information au public. Lors de l’élaboration d’une exposition, les planificat·eur·trice·s de l’interprétation se posent des questions du genre : L’histoire de quelle personne présentons-nous? L’histoire de quelle personne excluons-nous? Qui racontera ces histoires? Est-ce que l’information, le texte et la stratégie sont accessible à tou·te·s? Au bout du compte, le concept de DEIA fait partie intégrante de cet aspect muséal.

Chloé : Comme Denise, je m’intéresse à la planification de l’interprétation au sein des musées. J’apprécie la gestion des collections, mais je me vois vraiment planifier l’interprétation des expositions et toucher à la manière dont les visiteu·r·euse·s s’imprègnent de l’information présentée. Pour citer Denise, la nation de DEIA se retrouve au cœur de la planification de l’interprétation et devrait se retrouver au cœur de toute entreprise muséale. Je me passionne aussi pour l’histoire orale et je crois qu’il s’agit d’une méthode sous-utilisée dans les musées. Les valeurs intrinsèques à l’histoire orale (un genre de pouvoir de communication) peuvent grandement aider les musées à nouer des liens forts avec les membres de la communauté et faire des musées des endroits où les gens constatent que leur histoire est valorisée et transmise pour la postérité. En tant que femme blanche, il m’incombe de toujours appliquer des principes anti-racistes dans tout ce que je réalise.

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