En février dernier, l’Institut pour la citoyenneté canadienne a souligné la contribution et les réalisations des Canadiens et des canadiennes noir(e)s, à l’occasion de cérémonies de citoyenneté virtuelles tenues à Toronto, Montréal, Calgary et dans les provinces atlantiques. Karen Carter, une figure de proue du domaine artistique, s’est jointe à nous pour la cérémonie virtuelle du 19 février.
Mm Carter est directrice générale du MacLaren Arts Centre de Barrie, en Ontario. Elle est également l’ancienne directrice générale de Heritage Toronto, un organisme de la Ville de Toronto chargé de la sensibilisation au patrimoine de la ville et de sa promotion. Elle est en outre directrice générale et fondatrice du Myseum of Toronto et cofondatrice et directrice de Black Artists’ Network and Dialogue (BAND), un organisme qui se consacre à la promotion des arts noirs et de la culture noire au Canada et à l’étranger. Mme Carter est aussi fondatrice et directrice artistique de C-Art, une foire d’art caribéen lancée en janvier 2020, à Mandeville, en Jamaïque.
Après la cérémonie, nous avons eu l’occasion de discuter avec elle d’arts et de culture, de communauté et de la signification qu’elle donne au Mois de l’histoire des Noirs.
Selon vous, pourquoi les arts et la culture sont-ils si importants pour vous, sur le plan personnel, et pour la société en général?
Je crois fermement que les arts et la culture sont l’un des moyens les plus efficaces de créer un monde meilleur grâce à de l’éducation informelle. Dès le plus jeune âge, je savais que je voulais travailler dans les arts, de quelque manière que ce soit. Pour moi, ce qui importe est essentiellement cette puissance douce des arts et de la culture, qui permet de créer un espace pour les dialogues, même les plus difficiles, tout comme des moments de légèreté et de joie, et des occasions pour les gens de se réunir.
L’une des choses que j’ai dit aimer sur ce pays [au cours de la cérémonie de citoyenneté], c’est l’expérience de devenir une meilleure personne, de viser mieux. Je crois que plus les occasions d’avoir des conversations difficiles se multiplient pour les gens, mieux c’est. Et je pense que nos sociétés en ont besoin pour devenir aussi plurielles qu’entières. Sans les arts, on escamote tout un pan de la condition humaine. Ainsi, pour ma part, être capable de le faire comme travail est un privilège puisque c’est une façon d’influer sur la vie des gens à court comme à long terme, en faisant ce que je fais le mieux.
[icc_block_quote quote=”À mon avis, comprendre l’histoire nous aide à comprendre le présent et à vraiment saisir ce que signifie l’appartenance à ce pays. ” author=”” border_colour=”#000000″]
Quel rôle les arts et la culture peuvent-ils avoir pour favoriser le sentiment d’appartenance, selon vous?
Dans le paysage canadien, l’appartenance – et je crois que cela s’est intensifié après le 150e anniversaire du Canada – fait vraiment partie intégrante des espaces artistiques et culturels, ce qui permet de renouer avec nos racines autochtones. Selon moi, on acquiert un sentiment d’appartenance quand on comprend le monde auquel on appartient. Beaucoup de travail a été fait depuis. Mais évidemment, il en reste encore à faire pour véritablement comprendre qui nous sommes comme pays et donner l’occasion aux artistes canadien·ne·s d’en faire partie. Pour comprendre qui nous sommes, nous devons explorer les relations complexes que nous entretenons avec les communautés autochtones et c’est alors seulement que nous commençons à saisir les nuances de la définition plus large de la culture et de l’identité canadienne. Prenons la reconnaissance des territoires, par exemple. On prend soudainement conscience que le territoire sur lequel on marche dans ce pays qui se cherche encore a été volé aux Autochtones. C’est en prenant conscience de cette réalité que l’on avance et que nous rendons hommage et respect, mais aussi que nous redonnons à ces communautés leurs voix authentiques. Il s’agit presque d’un passage obligé pour approfondir notre compréhension de toutes ces personnes de partout dans le monde, arrivées ici il y a 400 ans, 200 ans ou la semaine dernière, qui ont élu domicile en ce pays et y ont contribué de si nombreuses manières. À mon avis, comprendre l’histoire nous aide à comprendre le présent et à vraiment saisir ce que signifie l’appartenance à ce pays.
Pourriez-vous nous parler de ce que vous avez fait à Heritage Toronto et de ce que vous faites aujourd’hui au MacLaren pour rendre les arts et la culture plus inclusifs?
Les leçons tirées et les travaux réalisés dans la communauté à Heritage Toronto sur l’éducation au patrimoine et sa protection ont confirmé à mes yeux l’importance de comprendre l’histoire dans notre développement, peu importe ce que nous réalisons dans l’art ou la culture. Par exemple, actuellement au MacLaren, le premier projet sur lequel je travaille est une projection d’art publique. La projection vise à annoncer mon mandat au musée comme directrice générale, mais aussi à expurger cet apparent snobisme de l’art.
Pour moi, notre compréhension de l’histoire, qui nous donne ce sens de la communauté, sous-tend les choix que nous faisons pour nous présenter, collaborer et travailler en partenariat comme organisation artistique, laquelle est le reflet de sa communauté. L’intérêt pour la culture ne se manifeste pas de la même façon dans toutes les communautés, mais la responsabilité d’un leader culturel est d’en faire le plus possible pour rejoindre le plus vaste public possible.
Je suis très enthousiaste de cette chance que j’ai de rendre l’art accessible, et non pas affecté ou intimidant.
À la lumière de vos travaux visant à mettre en lumière les différentes voix au fil de votre carrière, quel conseil donneriez-vous aux organismes qui souhaiteraient faire de même pour la première fois?
Lorsque nous avons ouvert le Myseum of Toronto, je me souviens que nous voulions un musée qui appartienne à chacun de nous, à la communauté. Dès lors que la communauté a un sentiment d’appartenance envers une institution, cela ramène de facto l’organisation à sa souche. Je pense que le talon d’Achille de bien des institutions est de se dire « on l’a construit, donc les gens viendront ». Donc nous avons construit ce grand édifice, tout aménagé à l’intérieur, mais personne ne franchissait les portes… et c’était avant la COVID, soyons honnêtes. Alors pour ma part, la leçon cruciale que je retiens, aussi bien de notre travail au BAND qu’au Myseum, et que j’appliquerai même dans ma stratégie au MacLaren, est de sortir des lieux et d’aller dans la communauté, de franchir les portes que nous ouvrent les rencontres et c’est comme cela que les gens, eux, franchiront les nôtres.
Je crois qu’il faut passer plus de temps dans la communauté. L’idée n’est pas d’aller vendre un programme quelconque, mais simplement de rencontrer les gens et de leur dire « Bonjour! Voici ce que nous faisons, je suis curieuse de savoir ce que vous faites ». Écouter plus, parler moins. Nul besoin d’avoir quelque chose à demander ni une idée à émettre, mais simplement d’être ouvert à se présenter et à voir où mènera la relation. C’est un peu comme commencer à sortir avec quelqu’un : on rencontre la personne, mais on ne planifie pas le mariage à la minute où l’on se voit!
Vous avez créé l’organisme BAND (Black Artists’ Network and Dialogue) qui fait la promotion des arts noirs et de la culture noire au Canada et ailleurs dans le monde. La manière de travailler de l’organisation a-t-elle changé au fil des ans?
L’objectif de BAND était d’abord de créer un espace permettant aux artistes d’être des artistes. Comment pouvions-nous aider les artistes noir·e·s canadien·ne·s, de sorte qu’elles et ils puissent créer et, nous l’espérons, prendre un plus grand espace dans le paysage international? Pour toutes celles et tous ceux faisant partie de la diaspora partout dans le monde, comme Noir·e et descendant·e africain·e, et même la population du continent même, on sent toujours ce ressac, qui ramène inexorablement vers l’identité noire américaine. Parallèlement à cette machine culturelle, il faut savoir trouver son équilibre pour faire place à sa petite voix intérieure.
Actuellement, dans la foulée de tout ce qui est arrivé, BAND a élevé sa capacité à transmettre et à partager de l’information. Après 10 ans, je crois que la galerie a pris sa place. Les choses que nous accomplissons vont bon train et nos partenariats locaux et internationaux sont en bonne santé. Maintenant, comment pouvons-nous tirer parti de ce capital créatif et de cette crédibilité que nous avons bâtis pour voir jusqu’où nous pouvons aller? Comment aider d’autres personnes à créer d’autres espaces au Canada? Car nous ne voulons pas être les seuls! Ce serait bien de mettre sur pied un réseau… Pourrions-nous avoir une galerie dans l’Ouest? Nous assurer d’avoir un pied-à-terre à Montréal? Comment pouvons-nous utiliser ces connaissances et cette crédibilité pour favoriser le développement du paysage culturel noir national?
Que signifie le Mois de l’histoire des noirs pour vous?
Le mois comme tel m’intéresse moins que la curiosité qu’il suscite chez les citoyen·ne·s envers d’autres citoyen·ne·s. Selon moi, tout mois soulignant l’histoire devrait vraiment servir à mettre en lumière un moment en particulier, qui, peut-être, fera germer une graine qui pourra être plantée. La sensibilisation peut ensuite amener à se dire : « Que puis-je faire maintenant que je suis dans le coup, que la cause m’interpelle, pour démanteler le racisme? » Ou encore : « Quels petits gestes puis-je faire pour éviter que mes enfants n’apprennent tout cela seulement à l’âge adulte? »
Selon moi, ce mois est extrêmement important et puissant, parce qu’il permet aux gens d’acquérir des connaissances qui leur serviront dans leur vie, tout au long de l’année. La compréhension des problèmes auxquels sont confrontées les communautés culturelles noires favorise l’empathie, toutes communautés ethniques confondues. Cela nous fait alors penser : « Oh! Alors c’est de cette façon que je voyais les enjeux dans les communautés noires. Pourquoi ne pas en apprendre plus sur les enjeux liés aux Autochtones ou à la communauté juive? »
Je crois également que le Mois de l’histoire des Noirs est important pour la notion d’enracinement ici. L’une des bonnes choses que Jean Augustine a réalisées en faisant de ce mois un événement canadien est que la conversation ne porte plus uniquement sur les références américaines, mais aussi canadiennes. Par exemple, vous vous demandez qui est notre Rosa Parks canadienne, pour ensuite constater que le visage de Viola Desmond se trouve sur notre billet de 10 $.