Quelques semaines après sa participation à 6 Degrees Berlin 2020, l’équipe de 6 Degrees a rencontré Åsa Wikforss pour discuter de la désinformation et les fausses nouvelles dans le contexte de la crise de la COVID-19, de son incidence sur l’inclusion, et de la façon dont nous pouvons collectivement contrer les faux récits et la polarisation.
Åsa Wikforss est professeure de philosophie qui fait des recherches à l’intersection de la philosophie de l’esprit, du langage et de l’épistémologie. Grâce à la publication de son livre populaire, Alternative Facts: On Knowledge and its Enemies (pas encore traduit en français), elle est devenue l’une des plus ferventes défenseuses de la raison et de la vérité contre les ennemis de la connaissance. En 2019, elle a été récompensée par un grand programme de recherche interdisciplinaire, « Knowledge Resistance : Causes, Consequences and Cures », financé par la Swedish Foundation for the Humanities and Social Sciences.
Cette entrevue a été modifiée pour des raisons de clarté et de longueur.
6 Degrees : Selon vous, quel est le principal malentendu quand nous parlons de la désinformation ou la définissons?
ÅW : Eh bien, il faut d’abord faire la distinction entre désinformation et mésinformation. En général, la désinformation est plus nuisible parce qu’elle a une fonction de propagande, qu’elle est ciblée – elle est destinée à avoir des effets politiques et à manipuler les émotions d’une manière que la mésinformation ne fait pas. Comme la désinformation est intentionnelle, contrairement à la mésinformation, et qu’elle a pour but d’encourager certaines croyances, elle est généralement plus nuisible.
En matière d’immigration, l’objectif politique est certainement très clair : créer un clivage entre « eux » et « nous », et mettre en avant ce genre de message nationaliste.
L’autre aspect de la désinformation qui mérite notre attention est le fait que ce qu’elle véhicule n’est pas nécessairement faux. Si nous définissons la désinformation simplement comme une information destinée à provoquer de fausses croyances – ce qui est, je pense, une bonne définition – alors vous pouvez désinformer en disant des choses vraies. Vous pouvez faire une sélection de choses qui correspondent à votre récit, en excluant toutes les autres. En ce qui concerne l’immigration en Suède, par exemple, il y a eu un effort très concerté pour créer un faux récit. Dès qu’il se passe quelque chose de mal en rapport avec l’immigration, ils le claironnent encore et encore. Ils utilisent la violence des gangs – qui est un problème de société en Suède – et mettent l’accent sur le rôle des [demandeurs d’asile] pour brosser un tableau de la Suède au bord de l’effondrement.
Ils choisissent leurs faits avec beaucoup de soin, puis disent des choses qui sont en fait vraies, mais le message général est faux. Cela fonctionne assez bien. Mais cela est plus subtil que de carrément dire des faussetés.
Comment vérifier des informations comme celles-ci qui ne sont pas fausses?
C’est exactement la raison pour laquelle ce type de désinformation est beaucoup plus dangereux – vous ne pouvez pas simplement l’identifier comme étant faux. La réponse à ce genre de désinformation est le bon journalisme. Vous complétez les faits manquants et vous apportez la complexité et les nuances qui manquent pour donner une image complète. Le problème est que cela exige un journalisme sérieux pour lequel plus personne n’a de temps ni d’argent. Ce n’est pas non plus aussi passionnant; il est difficile d’obtenir beaucoup de clics en faisant ce genre de journalisme. C’est un type de désinformation qui est dangereux, précisément parce qu’il est difficile de vérifier les faits, et parce qu’en tant qu’êtres humains, nous aimons nous faire raconter des histoires. Alors on se fait avoir.
Cette attirance pour les histoires est-elle liée à nos biais cognitifs? Comment cela nous fait-il tomber dans le piège de la désinformation ou la répandre?
Vous pouvez voir le lien entre les récits et le biais de confirmation, par exemple. Si vous croyez cette histoire selon laquelle la Suède est sur le point de s’effondrer à cause de l’immigration, vous serez enclin à croire les fausses déclarations qui viennent avec, comme les fausses nouvelles sur les immigrants, confirmant l’image que vous avez déjà. De plus, vous serez très attentif aux mauvaises choses qui ont trait à l’immigration et que vous n’auriez peut-être pas vues autrement. Vous êtes à la recherche de preuves qui confirment ce récit que vous avez déjà accepté. Le récit fournit une structure pour vos expériences et les informations qui vous parviennent et les façonne de manière à interagir avec nos préjugés.
Pensez-vous que le fait de prendre conscience de nos biais cognitifs nous aide à les contrecarrer?
Si vous faites référence au biais de confirmation, ça devient intéressant. Ce biais est un mécanisme psychologique inconscient sur lequel nous n’avons pas beaucoup de pouvoir. Tout le monde l’a. Les chercheurs l’ont; ils veulent confirmer leur théorie. Alors pourquoi la recherche fonctionne-t-elle? Cela fonctionne grâce à l’institution. L’institution est créée pour que nous nous examinions, que nous nous interrogions les uns les autres. Il est conçu pour contrecarrer les préjugés et les erreurs. C’est donc la dimension sociale d’institutions bien établies qui permet un raisonnement critique dans un groupe qui nous fait surmonter les préjugés. Nous pouvons contrecarrer les préjugés que nous entretenons au sein d’un groupe.
Cela témoigne de l’importance des institutions et de leur responsabilité.
Les institutions sont la clé de la société démocratique, mais aussi la clé de la science. C’est la clé de toutes les choses auxquelles nous tenons, car, en tant qu’individus, nous sommes assez perdus! Même si nous sommes super intelligents et diligents. Si vous enfermez un scientifique super intelligent, ils vont proposer des théories farfelues, parce qu’il n’y a pas assez de réactions des autres.
Quelles sont donc les stratégies que les institutions peuvent adopter pour contrer la désinformation ou la mésinformation?Ce n’est pas aussi simple que de sortir et de dire aux gens ce qui en est. Nous devrions plutôt sortir et parler de l’institution et de son fonctionnement.
En général, les gens ne savent pas comment les institutions fonctionnent et comment elles arrivent à leurs conclusions. En science, la vérité l’emporte sur le temps. Nous avons des théories, nous faisons des erreurs, mais les choses ont tendance à se corriger d’elles-mêmes, parce que nous avons l’institution. Je pense qu’il en va de même pour le journalisme. Quelle est la différence entre une institution journalistique sérieuse et une plate-forme de propagande, si ce n’est les intentions? La façon dont elles fonctionnent. Ont-elles des vérificateurs de faits, des rédacteurs, des processus d’examens internes? Elles doivent expliquer clairement leur mode de fonctionnement pour qu’on puisse leur faire confiance.
Ce dont vous parlez, c’est de transparence. Cela aurait-il le même effet au sein du gouvernement et de la société civile?
Je pense que la transparence est également essentielle dans ce domaine. Quand nous regardons la situation de la COVID-19, nous constatons que chaque gouvernement a des façons différentes de faire les choses. En Suède, nous avons des politiciens et une autorité sanitaire experte. Les politiciens ne peuvent pas prendre de décisions qui ne soient pas recommandées par l’autorité sanitaire. Ils ne peuvent prendre la décision de fermer toutes les écoles tant que l’autorité sanitaire ne l’a pas ordonné. C’est une sorte de transparence qui m’a fait faire beaucoup plus confiance aux décisions politiques. On pourrait donc penser que la transparence, lorsqu’il s’agit des institutions politiques, pourrait avoir une fonction similaire. Si vous voulez instaurer la confiance, c’est exactement ce qu’il faut faire.
Qu’en est-il des actions individuelles visant à contrer la désinformation et la mésinformation? En particulier dans le contexte de la COVID-19.
Pour ce genre de choses, il faut se tourner vers les sources les plus établies, où il y a une institution qui soutient les informations qui sont diffusées. Ne cherchez pas « Paul ici et Paul là » et sa plateforme, ou tout ce que vous réussissez à trouver. Avec la COVID, tous les scientifiques du monde y travaillent. Et quand il y aura de vraies nouvelles, elles seront connues. Tenez‑vous en aux sources sérieuses et établies, et acceptez l’incertitude. N’échangez pas l’incertitude contre une certaine certitude quant à ce qui est faux.
Considérez-vous que la diffusion de la désinformation et de la mésinformation constitue une menace pour la société civile et la participation civique?
Bien sûr. C’est l’objectif, la plupart du temps. Il existe un certain type de propagande politique dont le but est de dresser un groupe contre un autre. C’est ce que font les Russes en Suède, et aussi aux États-Unis. Ils veulent maximiser la polarisation. Ils lèvent le voile sur des enjeux polarisants, comme l’immigration, et conduisent à la désinformation de telle sorte qu’un côté perçoit l’autre côté comme aliéné. C’est une chose que la désinformation a réussi à faire : donner une image faussée et horrible de l’autre côté. Et, bien sûr, cela affectera la société civile. La désinformation est diffusée sur les médias sociaux, mais elle ne peut pas y être contenue. Elle a également des effets dans la vie réelle.
Dans ce contexte, comment concilier la nécessité de corriger la désinformation et les malentendus avec celle de rassembler les gens par l’entremise de valeurs communes afin de réduire la polarisation?
Cela dépend du contexte. Mais, dans la société, nous devons y faire face. Nous le savons grâce à la recherche sur le féminisme et la micro‑agression, si vous laissez passer cela en public, vous l’approuvez. Ce n’est donc pas vraiment une option. Le défi consiste alors à savoir comment y répondre sans mettre l’autre personne tellement en danger qu’elle ne fera que se retourner contre elle. Si vous regardez les recherches sur la résistance aux faits, il est important de se rappeler qu’il s’agit d’émotions, et non d’un déficit d’information. Il en va de même pour les commentaires haineux, les insultes à caractère racial, ou autres choses de ce genre. Dans le contexte public, il faut s’exprimer, mais de manière à ce que l’autre personne ne se sente pas menacée ou n’ait pas honte, car cela n’aidera pas non plus. Et c’est un équilibre délicat!
Et il y a la question de ce que vous faites en ligne. Êtes-vous obligé de publier ceci ou cela? Ou le faites-vous seulement pour « nourrir les trolls ».
En ligne, c’est plus difficile, les trolls sont souvent affamés. Cela dépend aussi du contexte, et votre message n’aura peut-être pas l’effet escompté, à savoir de faire changer les idées Cela n’arrivera pas.
Laissez-moi vous parler de Mina Dennert et du mouvement #iamhere. Elle regarde ces personnes qui naviguent sur Facebook et, plutôt que de s’attaquer aux personnes haineuses, elle soutient celles qui sont sujettes à leurs commentaires. C’est peut-être le moyen le plus efficace de freiner les gens malveillants Les amener à se poser la question : « Est-ce vraiment de ce côté‑ci que je veux me trouver? Cela fonctionne vraiment bien, et c’est très émouvant à voir.
Et dans la vie réelle, on peut faire quelque chose de similaire. « Nous sommes là, et nous n’allons pas laisser faire ça. »
Il sera intéressant de voir le après‑COVID-19, peut-être que cette crise aura réussi à contrecarrerr la polarisation. En Suède, je le sens déjà un peu, les gens se rassemblent. Je viens de voir des statistiques qui montrent que le parti nationaliste populiste suédois – un parti fasciste, en fait – a été aussi important que les sociaux-démocrates ces derniers temps, mais la semaine dernière, leur soutien a diminué et les sociaux-démocrates ont pris de l’ampleur.
Vous pouvez sentir qu’il y a un mouvement vers le « nous » à nouveau. Nous devons nous rassembler et nous aider mutuellement. Ce genre de crise pourrait donc contrecarrer la polarisation.
Pour en savoir plus sur la mésinformation, la désinformation et la lutte contre les faux témoignages, consultez le site de la CPI Projet pour la résilience citoyenne.