Ananya Ohri, directrice artistique du projet Home Made Visible (HMV)
Home Made Visible (HMV) est un projet d’archivage à l’échelle nationale géré par le Festival du Film de Regent Park, le plus ancien festival du film communautaire gratuit de Toronto. Ce projet met en vedette l’histoire des populations noires, autochtones et de couleur. Sous la direction artistique d’Ananya Ohri, le projet HMV a permis de rassembler des films amateurs tournés par des personnes noires, autochtones et de couleur (BIPOC) de tout le Canada pour les numériser et les archiver gratuitement. Ce projet a également réuni des artistes autochtones et membres de minorités visibles pour qu’ils·elles explorent les liens qui unissent ces collectivités à la fois vastes et diversifiées. Les œuvres d’art publiques et les films amateurs numérisés ont été présentés dans le cadre de plusieurs projections publiques partout au Canada. Le projet HMV a pris fin en 2019, mais les films d’archives produits sont toujours accessibles dans les bibliothèques de l’Université York.
Pourriez-vous nous en apprendre un peu plus sur vous et sur votre intérêt pour les films et les archives?
Je suis née en Inde et je suis arrivée au Canada à l’âge de 10 ans. Lorsque ma grand-mère a déménagé au Canada pour y passer les dernières années de sa vie avec sa famille, elle n’a pas pu amener tous les documents et toutes les photos qu’elle gardait dans son appartement à New Delhi. À bien des égards, cela a été une immense perte. Pourtant, je sais que je peux rester en contact avec mon histoire autrement. Je peux en parler à d’autres membres de ma famille, je peux visiter des sites et je sais que des copies numériques de ces documents et de ces photos existent quelque part. Je me sens donc privilégiée. Que se passe-t-il si vous n’avez aucun moyen de rester en contact avec votre passé? Que se passe-t-il si d’autres reconstituent votre histoire? Qu’ils tentent de déterminer d’où vous venez, qui sont les membres de votre famille ou non? Pour de nombreux peuples qui ont vécu (et qui continuent de vivre) des déplacements et qui ont été ou sont toujours sous l’emprise de l’esclavage et de la colonisation, c’est une réalité. Ces gens ont travaillé dur pour retracer leur histoire et renouer avec ce passé qui est source d’intégrité et de fierté, qui leur sert d’ancrage et qui fait écho aux personnes qu’ils·elles sont et qu’ils·elles sont en train de devenir.
Les archives, et en particulier les archives personnelles et communautaires, sont importantes à mes yeux, car elles permettent de découvrir des histoires qui ont été mises de côté, marginalisées ou mal interprétées. Ces archives mettent en évidence toute la nuance et toute la complexité passées sous silence ou simplifiées. Elles démontrent que nos histoires individuelles sont importantes pour nous ET pour la communauté à laquelle nous appartenons. Elles nous rappellent que nous devons faire honneur notre passé, particulièrement si nous pensons que cela n’en vaut pas la peine ou que c’est trop difficile.
Lorsque j’en aurai le temps, je commencerai à retracer les photos et les documents de ma grand-mère. Ils me permettront de voir les forces de l’histoire qui m’ont façonnée en plus de présenter une tranche de l’histoire qui appartient à tout un peuple.
Dites-nous comment le projet Home Made Visible (HMV) a commencé.
Le projet HMV a été mis sur pied parce que d’une part, les films amateurs tournés par les personnes noires, autochtones et de couleur ne faisaient pas partie de nos archives institutionnelles et que d’autre part, à moins d’être numérisés, les rubans et les bobines de ces films amateurs risqueraient de se dégrader rapidement.
Le projet a également été lancé parce que notre travail au Festival du Film de Regent Park m’a permis de reconnaître l’importance de présenter la joie de vivre des personnes BIPOC. Ces films amateurs sont pleins de joie de vivre. Nous avons donc entrepris de demander aux gens s’ils avaient des films amateurs, nous les avons ensuite numérisés gratuitement et avons conservé une copie d’une partie de chaque film pour les archives de l’Université York. Ces archives répertorient des scènes remplies de joie de vivre, qui, je l’espère, inspireront de nouvelles histoires, de nouvelles images et de nouvelles représentations qui renforcent notre capacité d’être des gens joyeusement complexes.
Quelles ont été vos premières réflexions sur l’importance que jouent ces archives pour façonner qui nous sommes? Comment ont-elles évolué à mesure que vous vous êtes impliquée dans le projet HMV?
Je voulais préserver les films amateurs et compiler des archives qui encourageraient de nouvelles histoires – des histoires joyeuses – sur les peuples noirs, autochtones et de couleur, car les récits portent davantage sur les événements plus difficiles.
Au cours des trois années qu’a duré ce projet, j’ai appris à mieux apprécier le temps nécessaire pour créer des archives et pour que ces archives rejoignent les gens. Après avoir numérisé 300 films et avoir archivé des extraits de chaque collection donnée par des familles, nous devons créer des moyens pour faire en sorte que des artistes, des universitaires et des esprits curieux ne se contentent pas de les consulter, mais pour qu’à partir de ces films, ils puissent créer quelque chose qui rejoint un public plus large. Ces archives existent depuis moins de deux ans seulement et il reste du chemin à faire, d’une part en ce qui a trait à la documentation à préserver et à recueillir, mais aussi en ce qui à trait aux personnes qu’elles peuvent rejoindre. Elles pourront alors mieux représenter la joie de vivre des peuples noirs, autochtones et de couleur.
En quoi les films amateurs sont-ils différents des autres documents d’archives et que peuvent-ils apporter à la représentation?
Traditionnellement, les documents d’archives sont des documents officiels (comme des documents de propriété) ou des documents anthropologiques (comme les photographies et les rapports des explorateurs). Historiquement marginalisés, les peuples noirs, autochtones et de couleur, aussi divers soient-ils, ont souvent été exclus des documents officiels, notamment parce que leurs membres ne pouvaient pas être propriétaire foncier; ils·ont donc été mal représentés ou laissés de côté dans les documents anthropologiques. Dans les films amateurs, au moins une personne de la communauté a saisi l’instant qu’il ou elle voulait saisir, de la manière dont il ou elle voulait le saisir. Il s’agit d’un document d’autopréservation et d’autoreprésentation.
Les personnes noires, autochtones et de couleur ont lutté pour raconter leur passé, souvent difficile en raison de l’histoire du Canada. En documentant la joie de vivre dans des archives, j’espère que les histoires que nous racontons seront plus complexes, qu’elles ne porteront pas toujours sur une question à laquelle il faut réfléchir, mais qu’elles montreront des êtres humains vivant toutes sortes d’expériences.
Pourriez-vous nous en dire davantage sur votre intérêt pour l’exploration de la façon dont nos diverses histoires convergent?
Le terme « peuples noirs, autochtones et de couleur » est tellement vaste : il réunit des identités en fonction de similitudes à l’égard de la relation entretenue avec les peuples blancs et la suprématie de la race blanche. En quoi ces différentes identités, avec leurs expériences, leurs croyances, leur histoire s’entrecroisent-elles? Comment ces points de convergence peuvent-ils mener à une libération partagée? Ce sont là des questions qui suscitent mon intérêt et qui m’ont amenée à chercher comment nos histoires convergent sur cette terre qu’on appelle le Canada. Je veux notamment présenter un cadre où des artistes noirs et de couleur se sentent soutenus dans leur engagement, au-delà des idées sur la migration, sur les déplacements et sur la diaspora pour ainsi explorer leurs liens avec les peuples autochtones et la colonisation.
Quelle a été la réaction aux œuvres d’art et aux clips sélectionnés?
Il y a eu toutes sortes de réactions : certains ont été émerveillés par cette nouvelle perspective, alors que d’autres ont été simplement éblouis par la joie de vivre. J’espère que ces œuvres encourageront les gens à archiver de leurs propres films. Dans certains cas, c’est ce que j’ai pu constater, particulièrement lors des ateliers.
Cette entrevue a été modifiée pour des raisons de clarté et de longueur.
Le Festival du Film de Regent Park est le plus ancien festival de film communautaire gratuit de Toronto. Il est consacré à la présentation d’œuvres indépendantes locales et internationales portant sur des personnes de tous les horizons et il privilégie les œuvres des communautés à faible revenu qui vivent dans des logements sociaux. Les films présentés brisent les stéréotypes et démontrent qu’aucun lieu et que personne a une seule histoire.