Étant donné l’impossibilité de se rassembler en personne pour 6 Degrees Montréal, nous avons fait appel à deux écrivains remarquables—Jessikka Aro et Cory Doctorow—afin qu’ils discutent des défis posés par la désinformation et de l’importance de la résilience sociétale.
Aro est une journaliste finlandaise, spécialiste en guerre de l’information. Doctorow est un écrivain et militant britanno-canadien. Au cours de leur conversation variée, ils ont discuté de la « crise épistémologique » à laquelle nous faisons face, des manières dont les spécialistes en désinformation profitent du fait que l’occident favorise actuellement l’avancement de la littératie médiatique, de la montée des géants du numérique, et de la difficulté de définir, d’aborder, et d’éliminer les discours haineux en ligne.
Cette conversation a été modifiée pour des raisons de clarté et de longueur.
6 Degrees : Jessikka, pouvez-vous commencer en partageant quelques réflexions sur votre travail et votre expérience, et ensuite poursuivre avec Cory?
Jessikka Aro : En 2014, j’ai commencé à enquêter sur les trolls russes, et plus particulièrement sur l’impact qu’ils avaient sur les citoyens. J’ai vite compris que Facebook, Twitter et YouTube permettaient toute cette guerre de l’information, cette propagande et cette désinformation financée par l’État. Malheureusement, Facebook, Twitter et YouTube ont été très naïfs, voire négligents, à cet égard. Ces entreprises se soucient davantage de leurs résultats financiers que de notre sécurité. Selon moi, c’est une question de droits des consommateurs. En tant que consommateurs, en tant qu’utilisateurs de ces produits, nous devrions pouvoir consommer un contenu sûr. Et à l’heure actuelle, le contenu n’est pas sûr.
Cory Doctorow : Lorsqu’il est question de désinformation, on met beaucoup l’accent sur le fait que les gens ne s’entendent pas sur ce qui est vrai, et on ne parle pas assez de comment les gens arrivent à savoir que quelque chose est vrai. C’est-à-dire que l’on surthéorise les divergences de croyances et l’on sous-théorise les divergences épistémologiques. Et je crois que si l’on veut en arriver à comprendre la désinformation et pourquoi elle est si efficace en ce moment, il nous faut examiner la crise épistémologique actuelle, l’ascension constante des géants numériques, et ce qui permet cette montée, c’est-à-dire l’ascension constante de monopoles et d’inégalités.
Dans une société technologique complexe, je ne crois pas qu’il est possible pour des individus d’évaluer la validité de toute l’information qu’ils rencontrent. Historiquement, lorsqu’il était question de littératie médiatique, il s’agissait de faire ses devoirs, de se demander en quoi l’auteur pouvait tirer profit, se renseigner sur ses sources, puis déterminer si ce que l’auteur affirmait était vrai.
Danah Boyd a expliqué comment ce principe de base en littératie médiatique est extrêmement facile à utiliser à des fins destructrices. Il est important de « faire ses devoirs », mais je crois qu’au lieu de rendre des sujets techniques plus lisibles pour les profanes—et nous sommes tous profanes au-delà de nos domaines d’expertise respectifs—il faut continuer d’avoir des processus lisibles afin de mieux parcourir toute cette complexité. Cela implique des experts qui présentent différents points de vue, évaluent les affirmations faites, révèlent les conflits d’intérêts, et réévaluent l’information selon de nouvelles preuves. Voilà comment nous en sommes toujours venus à savoir les choses : à travers un processus valide. Ce que nous vivons depuis 40 ans, c’est une délégitimation du processus, et c’est ce qui a jeté les bases pour cette croyance en divers complots.
C’est l’effondrement de cette confiance qu’exploitent les campagnes de désinformation, et bien qu’il faut trouver des moyens d’empêcher les gens de croire en ces faussetés, il faut aussi rassurer les gens—avec des actions qui obligent ces puissances à être plus pluralistes et responsables et en phase avec la vérité—que les conclusions que nous tirons de notre quête de la vérité sont effectivement vraies. Et ainsi, le public pourra se fier à des comptes rendus officiels—qu’il s’agisse de conseils sur la vaccination ou sur l’économie—plutôt que d’avoir tout ce culte de la personnalité, où l’on en vient à croire une personne qui semble savoir de quoi elle parle au lieu de se fier aux experts.
JA : Au cours de mon enquête, j’ai parlé à des Finlandais ordinaires qui avaient changé leurs idées, attitudes ou comportements après avoir été affectés par des trolls russes avec de faux profils, et par des blogues pro-Kremlin. Au beau milieu de cette crise de santé mondiale, nous constatons actuellement que la Russie propage de plus en plus de théories du complot à propos du coronavirus. Par exemple, que les États-Unis ont créé ce virus, ou encore que le virus sert à attaquer la Chine. L’occident s’efforce de freiner la propagation de ce virus, et pendant ce temps la Russie nous attaque avec des trolls.
CD : Ça, c’est la Russie, en somme. Je suis issu d’une famille de réfugiés soviétiques, et je ne suis nullement un apologiste des violations des droits de l’homme ni de la corruption de l’État russe. Nous pouvons faire certaines choses pour contrôler les activités néfastes de la Russie, mais nous devrions vraiment travailler à accroître notre résilience.
La Russie est un état défaillant, désespéré, et chancelant : son taux de mortalité est en hausse, sa productivité est en baisse; c’est le chaos.
JA : Et c’est notre voisin, en plus!
CD : Effectivement. Alors, si cet État pétrolier désespéré et en pleine décrépitude, avec son président franchement pas très brillant qui arrive malgré tout à diriger le pays en terrorisant son peuple ou en luttant avec des ours, si ce pays parvient à avoir un impact aussi disproportionné sur le reste du monde, il faut se soucier non seulement de ce type-là, mais aussi se dire que ça en dit long sur notre manque de résilience. Quel a été l’impact de 10 ans d’austérité dans la zone euro sur la confiance que les gens accordent à leurs institutions? Les gens croient à des choses terribles de concert avec les choses terribles qui se passent dans leurs vies, et les gens cessent de croire à leurs institutions lorsque ces institutions les laissent tomber.
JA : Vous parliez de cette distinction entre le vrai et le faux—c’est l’un des aspects de la désinformation. Selon mon expérience, les manifestations les plus nocives d’infoguerre sont des actes criminels : menaces illégales, diffamation, incitation à la haine contre des minorités. Voilà quelques-uns des outils dans l’arsenal des services de sécurité russes. Je comprends qu’il peut être difficile pour les géants des médias sociaux de décider s’ils devraient laisser les gens propager des théories du complot, mais ne pourraient-ils pas au moins empêcher ces actes criminels?
CD : Patrick Ball, du Human Rights Data Analysis Group (Groupe d’analyse des données pour les droits de la personne), a travaillé de près avec les yézidis lors du génocide de leur communauté, et l’une des choses que les yézidis faisaient était de publier des vidéos avec des témoignages des attaques, et des preuves vidéo de celles-ci. Elles furent supprimées pour cause de contenu extrémiste violent. Alors, comment peut-on obtenir justice pour les victimes des actes criminels les plus violents qui soient? Si l’on se soucie de l’incitation à la violence provoquée par les propos haineux, il faut également se soucier de la violence comme telle.
JA : Je suis d’accord jusqu’à un certain point sur la manière et la difficulté de définir les discours haineux. C’est souvent très difficile, même pour les modérateurs bien éduqués qui gèrent les sections de commentaires sur les sites Web des médias traditionnels. Le langage, c’est beau et éloquent, et on peut faire des choses merveilleuses ou horribles avec. Mais alors, il y a certains trucs que Facebook et d’autres entreprises laissent se faufiler qui n’ont rien de sorcier. Comme des groupes qui harcèlent, attaquent et traquent des individus, et fantasment sur la mort de ceux-ci. Il y a des utilisateurs qui signalent ces groupes, et je suis même allée au siège social de Facebook à Silicon Valley pour les signaler en personne, mais les groupes en question existent toujours.
CD : Je n’utilise pas Facebook, WhatsApp et Instagram. Je crois que ce sont des forces pour le mal dans le monde.
Ce que vous avez identifié, c’est l’impossibilité d’opérer une plateforme de la taille de Facebook, Google ou Twitter de manière responsable. Si vous avez 2,5 milliards d’utilisateurs et que vous êtes Mark Zuckerberg, il vous faut gérer 25 000 cas sans précédent chaque jour. C’est impossible d’y arriver.
Je pense qu’il faut juste les démanteler. Je crois qu’il faut détruire ces entreprises. Avec le RGPD, on a pu dire : « Si vous voulez recueillir toutes ces données, il vous faut payer plein d’argent pour créer un régime de conformité qui assurera que vous les traiterez de manière responsable. » Puis, un an plus tard, il ne restait plus aucune entreprise de publicité numérique européenne, toutes ces entreprises sont américaines, car elles seules peuvent se permettre ces dépenses. On aurait dû simplement dire : « Ne recueillez pas de données. Aucune collecte de données. Illégal. Et si on vous attrape, on démantèle votre entreprise, on vous colle tellement d’amendes que vous allez faire faillite, et on met vos dirigeants en prison. »
JA : Je suis complètement d’accord. Merci d’avoir abordé ce sujet. Je me demandais pourquoi Facebook et d’autres entreprises n’avaient pas été poursuivies par plein de gens, ou de nations.
En Finlande, la population est plutôt bien éduquée. On a même l’université gratuite. C’est peut-être l’une des raisons pour laquelle nous sommes souvent perçus comme étant une nation résiliente. C’est une philosophie et une politique remarquable. Bien entendu, ce n’est pas possible partout, mais c’est une source de résilience efficace. Cette résilience vient de cette capacité d’interpréter les médias et Internet de manière critique, à reconnaître les fausses nouvelles et les erreurs d’argumentation, c’est la base de ce que l’on enseigne dans les écoles finlandaises. Nous devons également avoir des options de réglementation, pas seulement dans l’Union européenne, mais aussi en Amérique du Nord, là où ces entreprises peuvent être soumises à un certain pouvoir de réglementation.
Et, bien entendu, il y a des efforts bénévoles—comme des journalistes qui font le tour des écoles et forment des enfants gratuitement. Mais je me demande vraiment pourquoi il n’y a pas d’actions citoyennes contre ces géants des médias sociaux; contre leur tyrannie, en somme. Je ne comprends pas pourquoi tant de consommateurs sont prêts à accepter tout cela comme étant une nouvelle norme et une nouvelle réalité. L’enquête de Robert Mueller sur l’ingérence russe dans le processus électoral des États-Unis a révélé que 126 millions d’Américains avaient été affectés par des trolls russes avant les élections. En tant que gouvernement, ne voudriez-vous pas protéger vos citoyens?
Il y a plusieurs manières pour les gouvernements, les plateformes numériques, et les citoyen·ne·s d’aborder et de mitiger la désinformation, tout en bâtissant leur résilience à celle-ci. Vous pouvez en apprendre plus sur le Projet pour la résilience citoyenne ici, et jeter un coup d’œil à des entrevues avec la philosophe suédoise Åsa Wikforss, et avec des membres du mouvement mondial de rétablissement des faits.