Pourquoi le langage importe plus que jamais

La très honorable Adrienne Clarkson, cofondatrice et coprésidente de l’Institut pour la citoyenneté canadienne
19 septembre 2018

Initialement paru en anglais dans The Globe and Mail.

Alice, passée de l’autre côté du miroir, rencontre Humpty Dumpty assis sur son mur. Il explique à l’intruse son utilisation du langage.

« Quand j’utilise un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifie, ni plus, ni moins. »

« La question, répond Alice, est de savoir si on peut donner autant de sens différents à un mot – c’est tout. »

« La question, réplique Humpty Dumpty, est de savoir qui est le maître – c’est tout. »

Comme Alice, nous avons toutes et tous un jour découvert les merveilles du langage. Au Canada, la littératie fait notre fierté, telle une marque de notre civilisation. Pour autant, cela ne signifie pas que notre maîtrise de la langue nous permette de donner aux mots le sens que nous voulons qu’ils aient. Pourquoi donc?

Premièrement, parce que nous abolirions alors l’universalité du langage et les fondements mêmes de notre compréhension réciproque. Comme l’a observé Noam Chomsky il y a un demi-siècle, nous naissons avec une capacité innée d’acquisition du langage. Inutile de nous enseigner la grammaire de notre langue maternelle. L’humanité est ainsi faite que nous avons la capacité de saisir le sens des mots. Nous enrichissons notre vocabulaire et parvenons à communiquer les un·e·s avec les autres avec différents degrés de précision, d’intelligence, voire d’éloquence.

Lorsque nous déformons la langue, lorsque nous choisissons certains mots pour leur donner le sens que nous voulons, la communication est piégée, au détriment de la finalité même du langage. Désigner les patient·e·s d’un·e médecin en tant que « client·e·s » donne un tout autre sens à la relation entre le personnel soignant et les personnes à soigner. À tout le moins, cet usage subvertit le serment d’Hippocrate.

En employant les mots indolemment, pour semer la confusion ou dans un but malveillant, nous dégradons les outils mêmes qui nous permettent de communiquer les un·e·s avec les autres. En nous servant des mots comme le fait Humpty Dumpty, nous révélons notre intention de ne plus vraiment communiquer mais simplement d’énoncer notre point de vue ou de relayer de la propagande.

Dans un pays comme le Canada, il est particulièrement important de comprendre les différents sens des mots. La diversité est notre force, mais elle peut aussi être source de division.

Au Canada, nous n’utilisons pas le mot citoyen·ne de la même manière qu’à l’époque où il a pris son acception moderne, à la suite de la Révolution française – lorsque le peuple a pris le pouvoir par lui-même, en dehors de toute structure hiérarchique. Au XVIIIe siècle, nous n’étions pas préparé·e·s aux conséquences de ce renversement de l’ordre établi depuis des siècles, malgré ses instabilités et ses imperfections. Aujourd’hui, plus que tout, l’idée de responsabilité personnelle a fait son chemin dans la conscience du peuple post-Révolution et elle est encore ancrée dans la conscience des sociétés occidentales.

Dans le contexte canadien, être citoyen·ne signifie faire partie d’un ensemble de personnes qui ne sont pas liées par le sang, la religion ni même par une histoire commune. Pour nous, la citoyenneté passe d’abord par un acte d’imagination. Nous croyons qu’agir ensemble nous permettra de démarrer dans ce pays non pas avec un statu quo politique duquel émane l’idée de citoyenneté, mais avec une idée de citoyenneté propre à faire émerger une véritable nation.

Un pays ne peut exister sans un vocabulaire commun et sans une entente quant à la signification des mots. Un pays rempli de personnages tels Humpty Dumpty ne peut être reconstitué après qu’il est tombé.

Dans le Tractatus logico-philosophicus, le philosophe Ludwig Wittgenstein s’insurge contre le « langage privé ». Selon lui, le langage est avant tout social et les mots prennent leur sens suivant l’usage qu’en font leurs communautés d’utilisateur·trice·s. Humpty Dumpty – qui est en réalité un fragile œuf – est assis tout seul; il pense ce qu’il dit et dit ce qu’il pense vouloir dire. C’est l’exact opposé de ce qu’il faut dans une société où les citoyen·ne·s se comprennent. Le langage ne doit pas être privatisé, ni les mots détournés.

Dans la Bible, il est dit qu’Adam a donné à toute chose un nom approprié. Manipuler le langage à la manière d’Humpty Dumpty revient à dire que sa légitimité n’est que subjective. Nous devons toutes et tous nous efforcer d’utiliser les mots correctement et lutter contre l’attrait de leur emploi abusif.

Nouveau projet de l’Institut pour la citoyenneté canadienne, le Dictionnaire 6 Degrés se veut un outil pour favoriser l’inclusion. Consulter le Dictionnaire 6 Degrés.