Les mots devraient servir à communiquer, pas à manipuler

Charlie Foran, chef de la direction de l’Institut pour la citoyenneté canadienne et Scott Young, directeur d’Idées et perspectives à l’Institut pour la citoyenneté canadienne
19 septembre 2018

Article initialement paru en anglais dans The Globe and Mail

Note de traduction : Cet article propose une réflexion sur des termes anglais qui n’ont pas forcément d’équivalents exacts, associés aux mêmes connotations et aux mêmes usages, dans la langue française. Ce qui suit est une traduction libre, qui est assortie de plusieurs incises et notes de traduction pour indiquer les adaptations qui ont été faites par rapport à l’original anglais et rappeler les choix terminologiques initiaux des auteurs.

Voici deux phrases qui contiennent un vocabulaire discutable : « After consultation, our stakeholders are demanding that we weaponize our innovations to ensure real outcomes. It’s how we disrupt the status quo, enabling us to better serve our clients. »
[Après consultation, nos parties prenantes exigent que nous utilisions nos innovations comme des armes afin de garantir de réelles retombées. C’est ainsi que nous obtiendrons une disruption du statu quo, ce qui nous permettra de mieux servir nos clients.]

Selon toute vraisemblance, vous n’aurez pas de mal à repérer les termes incriminés : consultation, stakeholders [parties prenantes], weaponize [utiliser comme des armes], innovations, outcomes [retombées], disruption, status quo [statu quo], clients. Ces mots sont employés partout et à tout bout de champ et, de toute évidence, ils sont vecteurs de sens. Ce sont des mots à la mode, mais uniquement si la mode consiste à ne pas communiquer.

La guerre des mots – et par les mots – est sans conteste la marque de notre époque. Chaque jour offre son lot de nouveaux affrontements, menés sur toute sorte de plateformes par diverses factions et divers individus. Pratiquement tout le monde semble se livrer à ces escarmouches, à commencer par le président des États-Unis sur Twitter. Personne ne suit de règles. Et à quoi bon consulter un dictionnaire?…

Il n’y a pas si longtemps, la majorité des éléments de langage discutables émanaient des propagandes gouvernementales ou des coquetteries des agences publicitaires. Mais aujourd’hui, les vocables du monde du conseil et des milieux universitaires en particulier établissent eux aussi leurs propres barrages.

Par souci de concision, examinons brièvement trois grandes catégories de ces barrages, que nous appellerons les « mots creux », les « mots qui créent de la confusion » et les « mots malintentionnés »[1], en citant un exemple de chacun. Mais d’abord, quelques remarques préliminaires, à décharge. Premièrement, nous vivons, pour la plupart d’entre nous, dans un vacarme généralisé incessant, qu’il est pratiquement impossible de faire baisser en intensité; cette sursaturation de mots est extrêmement problématique. Un terme comme disruption, qui avait à l’origine un sens pointu et intéressant, a fini par devenir flasque et cynique en l’espace d’une dizaine d’années, voire moins. Il renvoyait autrefois à une idée de dynamisme et d’optimisme, désignant une remise en question de conventions établies de longue date. Mais aujourd’hui, il dénote surtout une volonté de se faire remarquer.

Deuxièmement, les mots peuvent migrer d’une catégorie à une autre, en fonction de qui les utilise, dans quel but et de quelle manière. Ainsi notre mot creux pourrait-il plutôt être vu par certain·e·s comme un mot qui sème la confusion. Quant aux mots que nous considérons comme malintentionnés, ils pourraient être simplement qualifiés de mots creux par d’autres. Par exemple, attribuer de mauvaises intentions au terme consultation pourrait vous paraître surprenant, pourtant, nous estimons cela justifié. Vous pourriez même trouver tout cet exercice complètement inutile, en arguant que c’est juste ainsi que va le cours des affaires aujourd’hui.

Mais vous devriez probablement faire preuve d’un peu plus de scepticisme. Aujourd’hui, stakeholder [une partie prenante] désigne quiconque est susceptible d’être impliqué·e ou d’avoir un intérêt, même à un niveau complètement secondaire, dans un projet. Défini aussi paresseusement, ce terme décharge toutes les parties d’une quelconque responsabilité directe.

Innovation était auparavant employé pour désigner des méthodes nouvelles et plus efficaces pour résoudre des problèmes anciens. Mais ce terme a été vidé de son sens et il n’est désormais plus qu’une étiquette de façade, destinée à attirer l’attention.

Quant au terme malintentionné weaponize[2], rien ne peut être dit pour sa défense. C’est un terme indécent dès lors qu’il est employé en dehors de son acception désignant quelque chose créé pour tuer. Consultation est plus sujet à controverse. Nous supposons que la plupart des gens qualifieraient ce terme, au mieux de mot creux – du fait de sa surutilisation – au pire de mot créant la confusion, dans sa façon de se substituer à un plan véritablement défini.

Mais pour de nombreux·euses Canadien·ne·s et principalement pour les peuples autochtones, une consultation peut avoir aujourd’hui perdu tellement de crédibilité et de sens que cela leur évoque des expériences totalement opposées : un processus entrepris pour s’assurer que rien ne se passe, invariablement, voire pour déshonorer le groupe consulté et lui ôter tout pouvoir, tout aussi invariablement. Ce terme devrait être utilisé avec des pincettes en 2018.

Dénoncer ces termes creux, qui créent de la confusion et malintentionnés n’est pas qu’un simple exercice de style. C’est une bonne activité mentale, bonne pour votre esprit et bonne pour la langue. Cela permet aussi de se prémunir contre la manipulation et les déformations et, indirectement, de réaffirmer ce principe fondamental : la langue est faite pour communiquer et pour créer du lien.

Le Dictionnaire 6 Degrés, un nouveau projet de l’Institut pour la citoyenneté canadienne, a été pensé comme un outil pour favoriser l’inclusion. Consulter le Dictionnaire 6 Degrés.


[1] Ces trois catégories ont été respectivement intitulées en anglais comme suit : « lazy words » [on pourrait aussi parler de « mots apathiques », de « mots indolents » ou, littéralement de « mots paresseux », de « mots employés paresseusement »], « obfuscating words » et « malicious words ».

[2] Ce terme a été traduit en début d’article par « utiliser comme des armes » afin de donner un sens directement compréhensible à l’exemple de phrases, mais il pourrait aussi être traduit par « arsenaliser », « militariser », qui seraient peut-être des traductions plus fidèles, mais qui ne sont pas réellement employées au sens figuré en français.