Caro Loutfi et Fabrice Vil: Dialogues autour de l’impact de la COVID-19

08.05.2020

Étant donné que nous étions dans l’incapacité de se réunir en personne pour 6 Degrees Montréal, nous avons invité deux chefs de file montréalais à se rencontrer en ligne et à discuter de communauté, d’activisme et de leadership communautaire.

Nous avons avec nous la directrice générale de L’apathie c’est plate, Caro Loutfi, et le cofondateur et directeur général de Pour 3 Points, Fabrice Vil. Bienvenue à vous deux!

Comment le contexte actuel de COVID-19 a-t-il transformé votre travail? Plus précisément, comment a-t-il changé l’impact de votre travail?

Caro Loutfi : Pour nos programmes en ce moment, les jeunes se réunissent à travers un écran comme nous on le fait maintenant. Pour nous, il est important de continuer d’offrir des opportunités où les jeunes peuvent se réunir, et trouver de la communauté dans des moments d’isolement. Ça aide beaucoup d’avoir une communauté, d’avoir d’autres jeunes avec qui interagir, participer, apprendre, et poursuivre ses projets.

Fabrice Vil : Pour 3 Points est une organisation qui forme des coachs sportifs qui interviennent auprès des jeunes. Et ces formations se passent généralement de façon physique : on a des retraites, on est en groupe, on est ensemble. Le sentiment de communauté demeure quand même dans ce contexte où on est éloignés, mais tous nos rassemblements se font en ligne.

Et le sens du mot « communauté », Caro, que tu mentionnes, me parle beaucoup, car il a été central à comment j’ai vécu le début du confinement. Quel genre de réflexions avez-vous en ce qui a trait au leadership dans la communauté et aux notions d’égalité et de justice sociale?

CL : La mission de L’apathie c’est plate est de mobiliser les jeunes à s’impliquer et à être des citoyens actifs engagés dans leurs communautés et dans notre démocratie. Alors, c’est sûr que dans des moments comme maintenant, l’engagement citoyen et l’engagement collectif sont vraiment importants. Notre mission et notre raison d’être sont liées aux enjeux de la communauté et du monde en ce moment.

L’isolement et le fait que plusieurs travaillent ou participent dans leurs communautés de façon virtuelle sont de grands enjeux en ce moment. Certains jeunes n’ont simplement pas accès à Internet, et c’est donc un enjeu qui nous interpelle. Quel est le rôle des gouvernements et des compagnies qui ont ce pouvoir de décider qui a le droit d’avoir accès? C’est une question d’argent, c’est une question de soutien. Je crois que les fournisseurs d’Internet ont une responsabilité en ce moment.

Il y a deux enjeux auxquels on s’intéresse. Premièrement, la connectivité et comment être engagé comme citoyen si tu n’as pas d’accès, si tu n’as pas ce privilège. Deuxièmement, qu’est-ce qu’on fait pour soutenir les personnes qui ont des enjeux liés à la santé mentale ? Oui, c’est important qu’on respecte l’isolement social pour prévenir la propagation de la COVID-19, mais en même temps on paye un prix en ce qui a trait santé mentale de différentes communautés, particulièrement les jeunes issus de communautés marginalisées.

FV : Ces deux enjeux me rejoignent. La question de la connectivité, ça a été un des défis majeurs pour nos coachs. En particulier pour un coach qui travaille à Lachine, qui m’a dit : « Fabrice, je me demande si je vais appeler Bell moi-même pour essayer de faire un deal pour que les jeunes du bloc aient accès à Internet. » Ça m’a marqué, parce qu’effectivement, c’est également un enjeu pour les adultes. Par exemple, la manière la plus efficace d’accéder aux prestations d’urgence est par Internet. Si tu n’as pas Internet, tu ne peux même pas avoir accès aux ressources financières pour subvenir à tes besoins si tu te retrouves sans emploi.

Un autre élément qui me parle, c’est la question de la vulnérabilité. Dans les derniers jours, il y a de plus en plus de données qui indiquent que Montréal-Nord est un des quartiers les plus à risque, où le taux d’expansion de la pandémie est le plus élevé. C’était Côte-des-Neiges, et maintenant c’est Montréal-Nord, qui est l’un des arrondissements les plus pauvres au pays, et ça me fait penser à quel point il y a beaucoup de facteurs à considérer.

Au début de la pandémie, des gens de la communauté noire disaient que le coronavirus ne touchait que les personnes blanches et asiatiques, et pas les personnes noires. Donc, il y avait de la désinformation au sein de la communauté. Moi, j’ai participé à une campagne pour dire : « Écoutez, Idris Elba et Kevin Durant sont tombés malades, Manu Dibango est mort… » Les populations noires se sont mobilisées en disant : « Restez à la maison! On est aussi atteints! » Et là, on a vu aux États-Unis, les noirs meurent du virus de façon disproportionnée. Mais au Québec, et, je crois, au reste du Canada, nous n’avons pas accès aux données des décès selon la couleur de la peau, donc on ne connaît pas les données.

Il y a aussi les travailleurs essentiels, qui sont souvent des personnes racisées. Ce sont des personnes qu’on ne voit pas. Par exemple, les préposés aux bénéficiaires dans les hôpitaux, les livreurs, et d’autres. Moi, je trouve que c’est important parce que dans une perspective d’inclusion, on ne peut pas juste parler de la population en général.

CL : C’est incroyable qu’on n’ait pas de données démographiques raciales, et de comment la COVID-19 impacte nos communautés, parce que c’est certain que l’impact est différent selon le contexte de chaque communauté. Le gouvernement ne peut pas offrir de services uniques pour les différentes communautés en besoin si on n’a pas les données.

Si on mettait suffisamment de pression sur le gouvernement, peut-être qu’il commencerait à recueillir ces données.

FV : Pour faire suite à cette question de faire de la pression sur les différents gouvernements, je réfléchis beaucoup dans le contexte actuel à la notion de pouvoir, et à comment les individus sur le terrain ont parfois un pouvoir qu’on ignore, ou qui demeure invisible. Je fais un parallèle curieux, mais un virus a réussi à faire tout ça! C’est purement biologique, mais malgré tout des structures sociales conventionnelles demeurent en place, et certaines d’entre elles sont vraiment ébranlées.

On n’entend pas parler des jeunes comme solution en ce moment. Qu’est-ce qu’ils ont à dire en ce moment? On ne les entend pas, et pourtant il y a un potentiel de pouvoir là. Parce que la pandémie nous montre que la personne en veston cravate à qui on a accordé une légitimité, elle a une certaine légitimité, mais pas par rapport à tout. Ce serait cool si à travers nos structures sociales on honorait tous les types de pouvoir.

CL : Oui, en fait c’est vraiment ça notre vision chez L’apathie c’est plate. Que chaque jeune réalise son pouvoir, et agisse. Ce n’est pas nécessairement toujours fait de façon formelle, comme participer à des élections. Ça peut aussi être une participation communautaire, une participation au niveau du partage d’information, ou du soutien de leurs communautés.

Je suis complètement d’accord qu’il y a un pouvoir qui est invisible. Nous, on fait beaucoup de recherche, et on va faire un rapport pendant l’été sur comment les jeunes à travers le pays en ce moment réagissent à la pandémie et comment ça va influencer leur façon de s’impliquer dans la communauté. Et comment ça va changer leur mentalité. Il va y avoir de nouvelles façons de faire, de nouvelles questions. Il y a déjà des inquiétudes au niveau du pouvoir du gouvernement. Il existe des exemples dans l’histoire de moments comme celui-ci où il est difficile pour les gouvernements d’en venir au fait qu’ils n’ont pas autant de pouvoir sur les citoyens après la fin d’une telle situation.

Alors, ce sera intéressant de voir comment les jeunes vont percevoir le gouvernement ou nos institutions, nos leaders. Et puis comment ça va aussi changer la relation entre nos citoyens. Entre les jeunes et les décideurs comme les personnes en position de pouvoir.

FV : J’ai hâte de lire ce rapport. C’est en automne que ça va sortir?

CL : Probablement. On va recueillir les données pendant l’été. Ce n’est pas un rapport axé principalement sur la pandémie, mais vraiment un regard sur comment les jeunes s’engagent dans leurs communautés. Sont-ils engagés ou non? De quelle façon? Qu’est-ce qui les mobilise? Qu’est-ce qui les intéresse? Mais étant donnée la pandémie, on va inclure une section sur comment la pandémie a changé leur façon de faire ou leur vision.

Auriez-vous un appel à l’action à proposer au gouvernement, aux individus ou aux leaders, sur comment être des citoyens actifs dans le contexte actuel?

CL : Je dirais trois choses suite à notre conversation. Je pense que le gouvernement et les compagnies devraient s’assurer d’offrir un accès gratuit à Internet. Je pense que ce serait vraiment intéressant, particulièrement pour les personnes qui n’y ont pas accès en ce moment pendant la pandémie.

Deuxièmement, je pense qu’on a besoin d’une meilleure approche à la santé mentale à travers toutes les provinces. Chaque province est différente, mais il y a vraiment des trous dans notre système au niveau des services. Il faudrait offrir des services gratuitement aux jeunes qui, encore une fois, ont vraiment besoin de ces ressources.

Puis, troisièmement, je vais répéter ce que Fabrice a dit par rapport au pouvoir qu’on ne voit pas nécessairement. J’ai vraiment aimé la comparaison au virus. C’est un pouvoir invisible, en fait, qui a complètement changé nos façons de faire. Je pense que si on peut parler un peu plus du pouvoir qu’ont les jeunes à travers le pays pour mobiliser, pour changer les façons de faire, un pouvoir qu’ils perçoivent comme étant invisible, mais qui est présent et qui peut avoir un impact majeur.

FV : Je partage l’ensemble de ce que tu as mentionné, Caro, et il y a un autre élément qui me vient à l’esprit. C’est qu’on a vraiment pu voir notre capacité collective à se mobiliser dans l’urgence. On a fait des choses collectivement – les citoyens, les entreprises, les gouvernements – qu’on n’avait jamais pensé qu’on serait capable de faire. Et là, moi je m’attends à ce qu’on fasse les mêmes choses pour tous les enjeux qui ont l’air moins urgents, qu’il s’agisse d’enjeux sociaux ou environnementaux. Je crois qu’on est responsables collectivement de garder le même rythme et la même pression.

Parce que quand ce ne sera pas le virus, ce sera la montée des eaux dans quelques années. Ça va venir vite. Il faut donc garder le souvenir de ce qu’on vit présentement, et se rappeler qu’on est capable de faire des choses drastiques. J’ai confiance en nous.

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